dimanche 9 mars 2014

Le Mal et la Grâce !


1er Dimanche de Carême 14/A - 

Au 10e s av. J.C., à la cour du roi Salomon, un théologien est assailli de questions : pourquoi le mal, la mort ? Pourquoi les mésententes, le travail pénible, la nature parfois hostile, etc. ? Voilà bien la terrible question que pose le livre de la Genèse dès sa première rédaction au 10ème siècle ("Tradition Yahwiste"), question qui se prolongera jusqu'à la rédaction définitive du livre après l'exil au 5ème-6ème siècle (Traditon sacerdotale). Et cette question traverse tous les siècles jusqu'à nous et taraude le cœur de tout homme ! 

Que répondre ? Notre théologien du 10ème siècle puise sa réponse en sa foi, en celle de tout le peuple. Cela veut dire qu'au 10ème siècle, depuis sa sortie d'Egypte, le peuple libéré par Dieu a déjà 250 ans d'expérience de relation avec Dieu, de connaissance de Dieu… Et sa grande expérience, c'est sa libération d'Egypte ; c'est sa liberté ! Ce fut la grande "marque", le "signe" de la présence de Dieu. C'est là que tout a commencé. Et ce commencement de libération, de liberté s'est sans cesse "ré-actualisé" au cours de l'histoire, principalement avec le retour d'exil au 6ème siècle. 

Car, Dieu veut son peuple libre ! Pour Israël, ce n'est pas une croyance intellectuelle, c'est une expérience ..."au commencement" - "bereshit", premier mot de la Bible - : "au commencement de tout !". Et cette expérience d'un Dieu-Libérateur, d'une Dieu-Sauveur lui a permis de développé sa réponse. 
Certte liberté, Dieu l'accorde, certes ! Mais en même temps, cette liberté doit s'apprendre ! En même temps que Dieu donne la liberté à son peuple, il lui donne la "Loi" comme un mode d'emploi de la liberté. Et toute l'Histoire Sainte est l'histoire de l'apprentissage d'une véritable liberté grâce à la "Loi" !
Mais notre théologien du 10ème siècle et ses successeurs savent que l'homme a du mal à observer la "Loi" ; et - plus grave - parfois il doute de Dieu, de ses intentions. Oui, on a douté de Dieu lui-même !

Le fond du problème est là, se disent les rédacteurs du livre : si on savait vraiment que le seul but de Dieu est notre vie, notre bonheur, notre liberté, on ferait confiance ; et de bon cœur on obéirait à la "Loi". Au contraire, on est tenté de penser que Dieu ne nous veut pas que du bien... On a même imaginé qu'il nous voulait peut-être du mal (cf. la révolte aux eaux de Massa et Meriba - Ex. 17). 

C’est la tentation de toujours ! Dieu veut-il vraiment notre bien ?… Et notre drame, affirment les divers auteurs de la Bible, c'est que cette façon de voir fausse tout. Ils nous disent : "ne cherchez pas plus loin : depuis que le monde est monde, c'est toujours la même histoire"... Et ils ont mis cette histoire en image pour faire mieux comprendre. 

Un jardin merveilleux inventé par Dieu, et l'humanité modelée par Lui, comme l'argile dans les mains du potier, dira Jérémie (Jr 18,6)... Dans ce jardin, beaucoup d'arbres aux fruits savoureux. Et deux arbres particuliers : "l'arbre de vie et l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur". Remarquons bien au passage que "l'arbre de vie" est au milieu du jardin, que son fruit est un fruit de vie ! Il s'agit de vie, avant tout, de la vie que Dieu ne cesse de vouloir donner ! L'autre arbre, "celui de la connaissance du bonheur et du malheur", on ne dit pas où il est. - Et Dieu confie le jardin à l'homme en précisant : "tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur, sinon tu devras mourir" !. 

C'est alors que le serpent entre en scène. Il s'adresse à la femme ; il se fait faussement compréhensif. "Alors ? Dieu vous a dit : vous ne mangerez le fruit d'aucun arbre ?". La femme répond : "nous mangeons de tous les fruits, mais pour celui qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas, sinon vous mourrez". Remarquons - et c'est amusant - que très facilement la femme fait un déplacement d'arbres ! Parce qu'elle a écouté la voix du soupçon, elle situe désormais "l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur" au milieu du jardin ! Alors que c'est bien l'"arbre de vie" que Dieu avait placé au milieu du jardin ! Parce qu'elle ne pense qu'à cet arbre défendu, elle ne voit plus que lui "au milieu du jardin" de son existence ! Et cet arbre devient "l'arbre de vie !". C'est fréquent cela dans la déroulement d'une tentation ! Son regard est déjà faussé ; elle ne discerne plus à cause du soupçon jeté en elle. Arbre pour arbre, après tout !? 

C'est le règne de l'amalgame si courant. On décrit tout à la fois une situation (= un chrétien en prière !), et une autre situation (= un chrétien condamné pour vol, par exemple) ! Et l'on fait déteindre la seconde situation sur la première ; et l'on va formuler : "Arbre pour arbre !" - "Chrétien pour chrétien !". Et on ajoutera : "tous pourris !". - Procédé couramment employé en publicité, en politique, dans le journalisme. Procédé employé encore par le démon face à Jésus (Cf. Evang.). C'est le règne de "l'amalgame" et non celui du "discernement" ! 

Et le serpent, toujours fin psychologue, continue son travail de sape : "Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront ; vous serez comme des dieux, connaissant le bonheur et le malheur !". Là encore, la femme écoute trop bien ces belles paroles et le texte suggère que son regard est de plus en plus faussé : en une seule phrase, il utilise trois mots du vocabulaire du regard : "La femme voit l'arbre ; son fruit est séduisant à regarder et précieux pour agir avec clairvoyance !" 

Le serpent a gagné : la femme et l’homme mangent du fruit… Et vous savez la suite. L'homme et la femme se retrouvent "nus". En hébreu, le mot "rusé" ("Le serpent était le plus rusé des animaux" - Cf. 3.1), et le mot "nu" s'écrivent de façon identique ("arûm"). Ayant succombé à la tentation, on acquiert, on utilise facilement la "ruse" du démon dans nos relations et avec Dieu et avec ses frères : "Ils se cachèrent", dira le texte. On se cache, on dissimule et devant Dieu et devant ses frères ! Et c'est l'escalade vers le mal... vers la mort ! (1)

Pourtant, le seul don de Dieu, c'est "l'arbre de vie" ! Le seul désir de Dieu est notre vie, notre bonheur : imaginerait-on un potier, aimant son métier, qui ne ferait une cruche que pour le seul plaisir de la casser ? Mais en laissant le soupçon envahir leur cœur, l'homme et la femme s'étaient eux-mêmes rangés sous la domination de la mort. 

Aussi, intentionnellement, l'auteur ne donne pas de prénoms à l'homme et à la femme. Il disait "le Adam", ce qui veut dire "le terreux". En ne leur donnant pas de prénoms, il veut faire comprendre que le drame d'Adam n'est pas une histoire du passé : nous sommes tous des "Adam". Chaque fois que nous nous détournons de Dieu, nous laissons les puissances de mort envahir notre vie.

St Paul (2ème lect.) prend la suite de notre théologien du 10ème s. et il annonce que l'humanité a franchi un pas décisif en Jésus-Christ : nous sommes tous frères d'Adam et nous sommes tous frères de Jésus-Christ. Nous sommes frères d'Adam, nous sommes sous l’empire de la mort, quand nous laissons le poison du soupçon infester notre cœur. Nous sommes frères du Christ, nous sommes déjà ressuscités dans le royaume de Vie quand nous nous faisons comme le Christ "obéissants", c'est-à-dire confiants en Dieu !

Oui, deux règnes (mot que St Paul emploie plusieurs fois) s'affrontent jusqu'en nous-mêmes : le "règne" d'Adam, et le "règne" du Christ ! St Augustin le dira très bien : "Deux amours ont bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; et l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu : L'une se glorifie en soi ; et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes ; et l'autre met sa gloire la plus élevée en Dieu !".

On pourrait écrire le texte de St Paul en deux colonnes : en l’une, on peut écrire Adam, règne du péché, de la mort. En l'autre : Jésus-Christ, règne de la grâce, de la vie. Mais aucun d'entre nous n'est dans une seule de ces deux colonnes : nous sommes tous des êtres partagés. Paul lui-même le reconnaît : "le mal que je ne veux pas ; je le fais, le bien que je veux, je ne le fais pas !". 

Il est vrai qu'Adam a été créé pour être roi : "dominez la terre et soumettez-la" pour bâtir da cité de la terre ! Mais il veut le devenir par ses propres forces. Or la véritable royauté, il ne peut la recevoir que de Dieu ! Aussi, le Christ lui-même ne "revendiquera" pas cette royauté, elle lui est donnée, comme le dit encore St Paul : "lui qui était de condition divine, il n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu, mais il s'est fait obéissant", confiant (Phi 2). Et son Père lui donne la Royauté éternelle (Cf. Ps 2 etc). Le récit du jardin d'Eden nous dit la même chose mais en images…

Chacun à leur manière, ces deux textes nous disent la vérité la plus profonde de notre vie : avec Dieu, tout est grâce, don gratuit. St Paul insiste sur l'abondance de la grâce, il soulignera même la "démesure" de la grâce : "le don gratuit de Dieu et la faute n'ont pas la même mesure... combien plus la grâce de Dieu a-t-elle comblé la multitude, cette grâce donnée en un seul homme, Jésus-Christ !". Et ce n'est pas étonnant puisque, comme dit St Jean, Dieu est amour.

Du coup, nous pouvons comprendre les mots d'"obéissance" et de "désobéissance" que Paul emploie. On pourrait remplacer "obéissance" par "confiance" et "désobéissance" par "méfiance" ; comme on l’a dit (Kierkegaard), "le contraire du péché, ce n'est pas la vertu, le contraire du péché, c'est la foi, la confiance !" Ce n'est pas une question de "bonne conduite" du Christ qui reçoit une récompense, ou une question de "mauvaise conduite" d'Adam qui entraîne un châtiment ; c'est beaucoup plus profond. Le Christ n’est confiant qu'en Dieu seul et tout lui sera donné... dans la résurrection. Au contraire, Adam (et nous-mêmes à certaines heures) veut se saisir par lui-même de ce qui ne peut qu'être accueilli comme un don ; alors, il se retrouve "nu", c'est-à-dire démuni et rusé. 

Sachons reprendre la prière d’aujourd’hui : Seigneur, accorde-nous de progresser dans la connaissance de Jésus-Christ. pour une vie de plus en plus fidèle, confiante !

(1) Le serpent avait bien dit "vos yeux s'ouvriront !". L'erreur de la femme fut de croire qu'il parlait dans son intérêt et qu'il dévoilait les mauvaises intentions de Dieu. Ce n'était que mensonge. Et ce n'est pas un hasard si le soupçon porté sur Dieu est représenté sous les traits d'un serpent ; Israël au désert avait fait l'expérience des serpents venimeux. Notre auteur rappelle cette cuisante expérience et dit : il y a un poison plus grave que le poison des serpents ; le soupçon porté sur Dieu est un poison mortel, il empoisonne nos vies !

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