26e Dimanche 19/C –
A
lire superficiellement cette parabole de l'évangile, on pourrait conclure tout
simplement : l'homme riche a eu tort de ne pas porter secours à Lazare !
Mais
vous sentez bien que Jésus n'aurait pas raconté cette longue parabole tout
simplement pour nous recommander de faire l'aumône aux malheureux. Elle doit
avoir une autre signification.
Je
pense que l'une des phrases-clés de ce récit est celle-ci : « Un “grand abîme” a été mis entre vous et
nous ».
Et
qui l'a mis ce grand abîme ? - Peut-être
bien le riche lui-même.
Car
le vrai Dieu, c'est le Dieu de l'Alliance, c'est-à-dire le Dieu qui a
voulu combler la distance infinie qu'il y avait entre lui et ses créatures
humaines. Dieu nous aime, il veut s'unir
à nous. Mais, respectant notre liberté, il nous appelle
à
nous unir à lui
à
nous unir entre nous dans l'amour mutuel.
Le
vrai Dieu, c'est donc le Dieu
qui
s'est fait proche
des hommes,
qui
est venu dresser sa tente au milieu de son peuple,
qui
a voulu ainsi abolir toute distance, tout abîme entre lui et ses créatures, -
et entre ses créatures -.
La
mission de Jésus, ce fut de réaliser cette Alliance. Comme dit St Jean, il est
venu rassembler, unir en un seul corps tous les enfants de Dieu
dispersés. L'œuvre de Jésus fut essentiellement une “œuvre de rassemblement”,
une “œuvre de communion ”.
Et
la mission de l'Eglise doit continuer celle du Christ : conduire le monde vers l'unité
parfaite, vers l'union, la communion en Jésus-Christ.
N'est-ce
pas le sens de toute Eucharistie ? Ainsi, en chaque Eucharistie, nous prions :
Fais Seigneur "qu'en prenant part au
Corps et au Sang du Christ, nous soyons rassemblés par l"Esprit Saint en
un seul corps !".
Il
est important de nous rappeler sans cesse, quelles que soient nos richesses matérielles,
intellectuelles, spirituelles - et autres -,
que
nous sommes
unis
comme les membres d'un même corps,
unis
par une même vie qui fait de nous des frères et des sœurs,
unis
entre nous et unis avec le Christ, dans une communion de cœur et d'esprit
toujours plus profonde. Et ainsi nous devrions pouvoir ensemble appeler Dieu :
"Notre Père" !
Or,
Jésus constate que l'un des grands obstacles à cette œuvre de rassemblement
vient de l'amour de l'argent, des richesses, du souci exclusif du confort, du
bien-être…, et que sais-je encore. Alors que Dieu est le grand Rassembleur,
l'argent est le grand diviseur.
Et
cela, nous pouvons le constater chaque jour nous aussi. La recherche
perpétuelle du gain, du confort, du bien-être, nous rend plus ou moins sourds
aux appels des autres, aveugles sur leurs besoins, nous rend étrangers et même
hostiles les uns aux autres. L'amour de l'argent, d'un bien quel qu'il soit, ne
serait-ce qu'un faible savoir, donne très facilement un complexe de supériorité
par rapport aux autres ; on en vient à les "éclabousser" sans même en
avoir conscience; on est fier de soi, on s'estime au-dessus des autres. Il n'y
a plus alors d'amitié possible, ni d'esprit fraternel.
Oui,
l'amour de l'argent ou d'une richesse est le ‘grand diviseur’ au point que,
pour Jésus, c'est un peu comme un ‘anti-Dieu’ : "Vous ne pouvez pas servir en même temps
Dieu et l'Argent !".
Regardons
de près le riche de la parabole ! Peut-être n'avait-il jamais remarqué
l'existence du pauvre Lazare tellement il était absorbé par ses propres affaires,
son métier et ses soucis, par sa richesse qu'elle soit intellectuelle, morale
ou spirituelle…
Inconsciemment,
il vivait enfermé en lui-même, dans son avoir; c'était son univers. Un abîme
le séparait du reste du monde. Et cet abîme qu'il avait laissé se creuser entre
lui et les autres, était en même temps un abîme creusé entre lui et Dieu.
Ce
n'est pas Dieu qui l'a condamné ; Dieu n'a fait que prendre acte de cette
distance infranchissable que cet homme avait laissé s'établir entre lui et les
autres, entre lui et Dieu, trop rivé qu'il était sur ce qu'il avait.
N'est-ce
pas dramatique de voir un tel homme enfermé à ce point dans sa “bonne conscience”,
alors qu'il connaissait "Moïse et les prophètes", c'est-à-dire la loi
de Dieu qui est amour ?
Pour
nous chrétiens, la loi de Dieu, le Christ nous l'a fait connaître. C'est
pourquoi l'Evangile revient si souvent sur l'esprit de pauvreté qui est
l'antidote de la course à l'argent, à la richesse, la course à son unique
satisfaction.
Le
but de l'esprit de pauvreté, ce n'est pas de pratiquer l'ascèse, le sacrifice,
de s'abstenir de tout savoir etc.., c'est de supprimer ce qui divise les hommes,
qui les dresse les uns contre les autres, qui attise les haines, les jalousies,
la violence et les guerres, tout ce qui creuse un ‘abîme’.
Vivre
en esprit de pauvreté, c'est ouvrir sa porte afin de permettre la fraternité
entre les hommes ; accueillir l'autre, non pas pour lui faire l'aumône, mais
pour le traiter en frère, en ami.
Cet
esprit de pauvreté qui ouvre toutes les portes, le Christ lui-même nous en a
donné le meilleur exemple. Il était le "frère universel", toujours
accueillant, sans prétentions, simple et humain avec tous. "Lui qui était de condition divine, il n'a pas considéré comme une
proie à saisir d'être l'égal de Dieu, mais il s'est dépouillé, prenant la
condition de serviteur, devenant semblable aux hommes" (Phil. 2.6)
Les
premiers chrétiens avaient si bien compris cela qu'ils avaient essayé de mettre
en commun tous leurs biens. A partir du moment où il n'y a plus parmi les
hommes le complexe de pauvreté ni
l'orgueil de la richesse qui creusent entre eux comme un "abîme", une
véritable fraternité peut grandir.
Et
nous : comment être “pauvre” aujourd'hui, quels que soient notre milieu social
ou notre profession ?
Il
ne s'agit pas de nous priver du nécessaire, ni de partir vivre au désert. Il
s'agit plutôt d'avoir quelques convictions très simples : ce qui fait la valeur
d'un homme, ce n'est pas ce qu'il possède, c'est son esprit de service et
d'amour fraternel. Celui qui met sa joie à partager et à accueillir
fraternellement l'autre, surtout celui qui a moins, on peut dire que son cœur
commence à battre au même rythme que le cœur de Jésus.
Nous
avons tous à nous surveiller. Il nous faut passer au crible notre style de
vie, nos préjugés sociaux, nos réactions spontanés, nos goûts instinctifs, pour
y déceler l'orgueil qui s'y cache et qui risque de nous couper des autres, de
fabriquer inconsciemment des "abîmes" !
Il
ne s'agit pas d'abord de ‘faire du social’ - ce qui est une nécessité -, il
s'agit de pratiquer l'Evangile qui recouvre le social. Il y aura toujours de
gens qui possède plus que les autres. C'est normal à condition que tous aient
le nécessaire pour vivre correctement. Mais je veux dire que s'il y a des
riches qui écrasent les autres, il y a également qui vivent l'esprit de pauvreté ; et s'il y a
des pauvres qui sont dans une misère inadmissible, il y en a également qui ont
un esprit de richesse.
Tous,
nous avons à revenir à l'essentiel : ne pas mettre d'obstacle à la fraternité ;
ne pas creuser d'abîme entre nous et les autres ; avoir le souci de préparer le ‘Royaume’ où
le Seigneur accueillera tous les "Lazare" du monde et tous ceux qui
auront lié solidarité avec eux.
Sommes-nous de ceux-là ?