lundi 28 octobre 2019

Vraie prière !

30e T.O.2019/C

Un jour, j'ai lu que prier, c'était dangereux. Oui, prier comporte de grands risques : celui de s'isoler des autres, de se tromper sur Dieu et de gâcher sa vie !

La parabole du pharisien et du publicain est une parabole de combat. On la croit rassurante parce qu'on se range du côté du publicain - non sans pharisaïsme d'ailleurs -, alors que Jésus, en ce récit, a l'audace de dire : la prière peut séparer de Dieu et des hommes ! 

"Deux hommes montèrent au Temple pour prier.…".

Le premier avait grande allure. Il faisait partie des pharisiens, hommes pieux, exigeants, des modèles pour les Juifs du temps, bref des "Justes" !  
Mais alors, pourquoi la prière de ce Juste sera-t-elle refusée ? Aurait-il oublié quelque faute ? La parabole ne le donne nullement à entendre. Pas plus qu'elle n'insinue que le publicain fût meilleur qu'il ne le disait. Non, c'est clair : le pharisien était un "pur", un vrai; et le publicain un de ces hommes véreux.
Prier ne suppose donc pas une déclaration de "bonne conduite". Heureusement ! Pourtant, on entend souvent : “S'il m'arrive tel malheur, c'est que je le mé­rite sans doute ! - Si je ne suis pas exaucé, c'est que je ne suis pas assez saint !"  - Or, rien n'est plus faux. Ce ne sont pas des bilans de moralité que Jésus confronte, mais deux attitudes à l'abrupt de la prière…

De plus, l'un savait prier ; et l'autre ne savait guère. Le pharisien savait - ce que souvent nous ignorons - que toute prière doit commencer par l'action de grâces. Faut-il le taxer d'orgueil, de prétention, alors qu'il remercie Dieu d'être un honnête homme et qu'il lui présente l'offrande de sa vie ? Ce se­rait trop facile, et nous serions encore sur le terrain de la morale. - Non, ce n'est pas sur la façon de prier que porte l'accusation de Jésus. Il sait trop bien - lui qui nous a appris le "Notre Père" - que nous ne savons pas prier "comme il faut" !

La faille est plus profonde, plus difficile à déceler. Jésus va y porter le scalpel avec grande lucidité.

Dans l'homme qui semblait un modèle de santé religieuse, il diagnostique le mal le plus irrémédiable : sa prière l'a enfermé sur lui-même.

Il remercie Dieu d'être un bon pharisien. Il "pose" son existence face à Dieu. Il ne sait plus que l'homme a toujours à "renaître" de la bonté de Dieu. Ce n'est pas pour rien qu'après cette parabole, Luc nous rapporte la parole de Jésus : "Quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n'y entrera pas" (18/17). Un enfant a toujours besoin de recevoir !

Or, le pharisien ne pense plus être un "enfant de chœur". Il est un adulte installé à son compte dans les affaires de Dieu. Il rend grâce pour son existence droite ; mais, ce faisant, il ignore qu'il a toujours à recevoir sa vie, dans une pauvreté radicale, de la grâce divine ; Il ne veut plus "renaître", tout accueillir de Dieu comme un enfant. Dieu n'est pas, pour lui, celui qui surgit avec le visage de la tendresse là où l'on attend le visage de la justice, d'une justice trop humaine, d'ailleurs. Dieu ne le surprend plus.  Le pharisien ne parle que de lui en parlant de Dieu. Sans le savoir, il refuse Dieu.

Du même coup, il s'est "séparé" également des autres. Il n'est pas comme le reste des hommes, et en particulier comme ce publicain qui semble arriver juste à point pour fournir un terme de comparaison. Sa prière déclare cette distance. Face aux hommes, comme face à Dieu, le pharisien est installé à son compte. Il n'a pas besoin d'eux. Il n'a plus à recevoir. Il a laissé derrière lui les hommes du commun. Il refuse l'humanité.

Oui, la prière a ses risques : elle peut emmurer en lui-même celui qui croit s'adresser à Dieu, elle peut bafouer Celui qu'elle croit louer, elle peut piétiner la solidarité élémentaire des hommes.       

Mais alors, si la prière est à ce point dangereuse, si elle risque de s'enliser dans un nar­cissisme qui s'ignore, mieux vaut se contenter de vivre, sans s'aventurer dans ces zones spirituelles où dansent tant de mirages! Tout le monde ne peut pas faire de l'escalade vers l'oxygène des sommets… de Dieu.

C'est vrai, mais tous ont besoin pourtant de res­pirer pour vivre. Le besoin est grand de dilater les respirations de l'homme.
Non, il ne faut pas renoncer à l'aventure de la prière !

Et cette aventure donnerait à la parabole de Jésus un aboutissement heureux : "Le pharisien eut un frisson soudain et se prosterna la face contre terre en disant : “Seigneur, aie pitié du pharisien que je suis. Ah ! Je suis bien comme les autres hommes qui sont si aveugles à regarder vers toi et à regarder leurs frères.”… Puis le pharisien se releva et descendit au fond du Temple, à côté du publicain, pour partager son silence et sa prière".

La trajectoire de la prière, c'est toujours cette courte distance du pharisien au publicain. Il suffit de quelques pas intérieurs, il suffit de modifier son regard. Mais c'est déjà changer d'humanité et changer de Dieu !

Changer d'humanité !  Car, en nous-mêmes, que de manières de s'isoler, de regarder de loin le reste des hommes ! Celui qui se met à distance des hommes est déjà loin de Dieu. Prier, c'est d'abord recevoir en soi le monde entier, s'avancer vers Dieu avec tous les hommes dans son cœur, se mettre "dans l'axe de la misère humaine". Que serait la prière de quelqu'un qui oublierait tant de drames sanglants de par le monde, tant d'injustices et de souffrances à côté de nous, tant de grandeur, de fragilité et de misère dans notre humanité ?  Est-il possible de prier sans entendre la voix de Jésus : "J'ai eu faim, soif, j'étais malade, en prison". Prier, c'est d'abord être avec tout le monde. Car Dieu, depuis l'Incarnation, habite la foule des hommes. Prier, c'est partir en humanité. Et conséquemment peiner pour changer l'humanité, autour de nous et en nous.

Et c'est aussi changer de Dieu !  Car la manière dont l'homme traite l'homme atteint Dieu, et la manière dont l'homme traite Dieu atteint l'homme. Qui détruit Dieu détruit l'homme  et qui tue l'homme tue Dieu. Le pharisien, établi loin des hommes, dressait devant lui l'image d'un Dieu qui lui ressemblait : Dieu n'était pour lui qu'un "détour" pour ne pas sortir de lui-même.

Quel Dieu nous donnons-nous lorsque nous prions ? Pas facile de répondre ! Mais n'oublions pas le mot terrible d'un écrivain : "J'ai cessé de croire en Dieu le jour où j'ai rencontré un homme meil­leur que lui".

Prendre le sentier de la prière, c'est percevoir que Dieu est autre que l'image de Lui que nous secrétions nous-mêmes. Prier, c'est consentir à la mort du dieu que nous avions habillé de notre propre image.

Oui, prier,  c'est "dangereux". La prière est un combat à mort. Il faut que quelqu'un meure. Si l'homme tente d'y maîtriser Dieu, de le ramener à lui: il y tue Dieu et son humanité.
Ou bien, c'est l'homme qui accepte de mourir, pour se prêter à l'invasion des hommes, à l'invasion de Dieu.
Sans mourir, nous ne pouvons ni voir Dieu ni aimer les hommes. Le combat de Jacob avec l'ange ne cesse pas dans la nuit de l'histoire. La prière est cette aventure de mort et de vie entre les mains de Dieu. Péguy le disait bien : ce qui fait le chrétien, ce n'est pas l'étiage, le niveau de vie morale…, ce qui fait le chrétien, c'est qu'il donne la main.       

mardi 22 octobre 2019

La prière !


29e dimanche ordinaire  19/C  

"Dieu ne fera-t-il pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ?"
"Priez sans cesse", disait St Paul.

Pourtant, pour beaucoup, la prière s'étiole et certains se demandent s'ils ne recherchent pas parfois une consolation facile et illusoire. Et je pense encore  : la prière peut être une évasion subtile qui permet à l'homme de fuir ses responsabilités, d'apprivoiser faussement l'âpreté de la vie.

Que faire pour prier  ? Connaissez-vous ce proverbe espagnol : "Si tu veux apprendre à prier, fais connaissance avec la mer". Et il est vrai que la mer nous enseigne. Heureux ceux qui peuvent laisser pénétrer son immensité dans leur regard. Elle est alors image et présence de l'infini. Elle nous parle de la vie universelle, de la gratuité, de la beauté, de la force qui palpite dans les profondeurs de l'univers. Alors, oui, "Si tu veux apprendre à prier, fais connaissance avec la mer", car la prière nous met face à cette immensité divine qui dit à l'homme sa fragilité et qui l'appelle en même temps vers l'horizon divin. Par la prière nous sommes comme happer en la profondeur de Dieu comme l'homme vers l'horizon marin

Mais en même temps, la mer, elle est aussi ténèbres et effroi, inquiétudes des vagues qui se poursuivent et annoncent des tempêtes. Elle est le pays des dangers et le chemin périlleux ou où l'homme s'épuise ! Alors, oui, "Si tu veux apprendre à prier, fais connaissance avec la mer".

Car la prière nous met devant cet océan périlleux qu'il nous faut traverser pour aller vers Dieu, sans avoir, pensons-nous, ni barque ni voile".

Alors, la prière devient notre force, notre  grandeur, notre utilité.
Et aujourd'hui, Jésus nous répond à sa manière en nous racontant, comme souvent, une histoire….   Et il conclue :
"Ecoutez bien ce que dit ce juge sans justice ! Et Dieu, lui, ne fera-t-il pas justice à ceux qui crient vers lui  ?"

ET, là, il faut éviter de faire un terrible contresens. Le mot hébreu traduit par "justice" déborde infiniment notre concept humain. Ce mot signifie "la valeur suprême de la vie, le fondement sur lequel repose l'existence tout entière. Si le juge rend la justice, Dieu, lui, fait la justice comme il crée les mondes. Aucune idée de répression. Là; au contraire, il s'agit d'accomplissement, de perfec-tion, d'épanouissement.
Jésus, là, a déjà laissé loin le tremplin de l'image du juge inique.  Il dit en clair :  à ceux qui crient vers lui, Dieu "fera justice, càd donnera la plénitude de la vie, la splendeur des aboutissements, le monde transfiguré.
Aujourd'hui ? Peut-être !
Demain ? pourquoi  pas ?
Éternellement ?  Sans aucun doute.

Edith Stein - grande philosophe juive, convertie (Sr Thérèse Bénédicte de la croix), commentait : "Oui, Dieu crée l'univers, comme la mer crée les continents : en se retirant", afin de respecter notre liberté.

Et Dieu, de ceux qui prient en fera des justes, des hommes accomplis au-delà même de leurs vœux, des citoyens joyeux de la Ville dont Lui-même l'architecte et le fondateur (Cf Heb).

Et de plus, voyez : la prière qui s'adresse à celui qui fait justice, provoque, déjà dès ici-bas, un ajustement. Elle nous ajuste à Dieu comme il s'est a-justé à nous-même par l'incarnation de son Fils ; elle nous ajuste aux autres dans la vérité et la paix.

"Si tu veux apprendre à prier, fais connaissance avec la mer". La prière avec Jésus peut vaincre toute peur , tout découragement. Car elle nous ébranle déjà vers les accomplissements de Dieu. Elle nous aimante vers Lui. Elle fait gonfler la voile de notre vie vers l'Avenir de Dieu.
           
Ainsi, prier Dieu, crier vers lui, jour et nuit, c'est recevoir de Lui énergie, lumière pour hâter, avec tous, au-delà des tempêtes humaines, la venue d'un monde transfiguré.
Prier, c'est languir de Dieu.

lundi 14 octobre 2019

Là où Dieu "pleure en secret" !


Là où Dieu "pleure en secret" !
 (Isaïe 1.10sv)

Isaïe, “Isaïe, le Grand“ suis-je tenté de dire. Car Isaïe est un grand Seigneur qui fréquente les Puissants de son époque ! C’est un fin diplomate dont le langage se manifeste en ses paroles : “Venons… et discutons“, dit Dieu comme pour améliorer un traité, le traité de l’Alliance avec son peuple !
De plus, Isaïe a eu, au cours d’une vision dans le temple, la révélation de la transcendance de Dieu"Saint, Saint, Saint le Seigneur, chantaient les Séraphins devant le trône de Dieu !" (ch. 6).

C’est l’enseignement théologal qu’il tiendra constamment près de la petite source de Gihon, en contrebas de la Cité de David.
Et de cette source, il fera creuser un canal - le fameux “canal d’Ezéchias“ - pour alimenter la piscine de Siloë ;  Il accompagnera les travaux de ses discours de grande foi au Dieu Sauveur, dans un style éclatant d’images et de poésie.

Isaïe est le grand “classique“ de la Bible, comparable à notre Bossuet qui, lui non plus, n’hésitait pas à sermonner les dignitaires de Versailles et le “Roi-Soleil“ lui-même !

Ainsi, notre “Bossuet biblique“ n’hésite pas à traiter rois et dignitaires de “chefs de Sodome“, et tout Israël de “peuple de Gomorrhe“. Rien que cela ! Accusation très lourde ! Car, dans la tradition biblique, quand on parle de Sodome, une image vient aussitôt à l’esprit exprimée par un mot terrible : “mahapekat sedom“ (= le “bouleversement de Sodome“) : face aux péchés des hommes, la terre s’est comme “retournée“, “renversée“, “révulsée“ (“hephek“ - Cf. Gen 19.25 ; Dt 29. 22). Car il y a comme une solidarité entre l’homme et la terre  (entre l“Adam“ et l’“adama“)
Voilà pourquoi Sodome et Gomorrhe se situent au point le plus bas du globe !!! Terre d’enfer inhabitable !

Etait-ce là un châtiment divin. Longtemps, on l’a pensé fermement !


Mais vint le prophète Osée qui met en doute cette logique du châtiment. C’est vrai, semble-t-il dire d’abord : à la vue des péchés des hommes, le cœur de Dieu-Créateur s’est comme “retourné“ (même mot que pour Sodome : “hephek“) ; aussi, la terre elle-même fut “retournée“ (“hephek“) !
Cependant, il met en doute cette logique facile en affirmant (cf. 11.8sv) que le Seigneur renonce définitivement à un tel châtiment, car Dieu, lui, est “Saint“.

Autrement dit, Osée ne contredit pas la pensée courante de ses contemporains : Dieu récompense justes et châtie mécréants. Cependant il “met un bémol“, si je puis dire. Il fait une grande avancée dans la réflexion sur le mal. Ce petit prophète qui n’a point sa langue dans sa poche et qui appelle un chat un chat semble dire face aux grandes turpitudes de son temps : le mal vient simplement du mal ! Si les rois et le peuple à leur suite se conduisaient selon la Loi du Seigneur, il n’y aurait pas de conséquences si néfastes…

Isaïe “le Grand“, disciple de ce petit prophète, ne fait que reprendre ce raisonnement qu’il assène devant les dignitaires de son temps : “Agissez bien et tout ira bien“.  Et il développe  : “Si vous agissez mal, alors ne vous étonnez pas !“. 
Bien sûr, le petit prophète comme le grand n’avaient pas totalement tort. Si l’homme se conduisait bien, sans égoïsme, sans mépris pour les plus faibles, tout irait un peu mieux ! C’est un grand pas !

Pourtant, j’aime l’image d’Osée : Quand le cœur de Dieu est “retourné“ à la vue du péché des hommes, ses enfants, alors la terre “se retourne“ ! Et le cœur de Dieu “se révulse“, “souffre“!

Mais Dieu semble admettre la conséquence : la terre, œuvre de ses mains, “se retourne“, elle aussi, “se révulse“. Et Dieu laisse le mal proliférer, se propager !  - Pourtant, il est le “Tout-Puissant“ ! Il pourrait quand même arrêter ce processus du mal qui broie justes et injustes, sans distinction !

Alors, pourquoi ce “laisser-faire“, ce “silence” divin ? Ce sera la terrible question d’un Job et des psalmistes…. Et de bien d'autres. Le silence de Dieu dont on parle tant !


Hans Jonas, philosophe juif dont la mère est morte à Auschwitz, cherche une explication dans la création elle-même : “Pour faire place au monde, dit-il, l’Infini,  Dieu, a dû se“ contracter“ en lui-même pour laisser surgir ainsi, à l’extérieur de lui-même, le néant à partir duquel le monde fut créé. Sans ce retrait de Dieu en lui-même, rien d'autre ne pourrait exister en dehors de lui !“. 
Autrement dit, en créant, Dieu, le Tout-Puissant, à renoncé à sa toute puissance pour permettre à l’homme d’exister, et d’exister vraiment libre !

La Bienheureuse Edith Stein, cette juive convertie et morte en déportation, ne disait rien d'autre : “Dieu crée le monde comme la mer les continents : en se retirant“ !

A ce prix, le “laisser-faire“ de Dieu et son silence peuvent trouver un tout petit commencement d’explication  (Car, sur ce point, comme sur bien d'autres, il faut être très modeste et humble !)

Et l’on comprend mieux la réflexion d’Osée : la souffrance de l’homme devient la souffrance de Dieu devenu volontairement impuissant pour que l’homme existe : son cœur “se retourne“ quand le mal “retourne“ l’œuvre de sa création !  “La souffrance des hommes trouve son prolongement dans celle du Créa-teur“, écrira cet autre Juif, Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz (Cf. “La nuit“)“Présent à sa création, Dieu en fait partie ! Il se retrouve dans la souffrance au cœur même de l’aberration du mal. C’est une solidarité au niveau de Dieu. Ce qui nous arrive le touche !“

Commentant un verset de Jérémie selon lequel Dieu dit : Je pleurerai en secret“ (Cf Jer.13.17 ; 14.17), un Midrash (commentaire juif) remarque qu’il existe un lieu nommé “secret“ ; et,lorsque Dieu est triste, il s’y réfugie pour pleurer….  !


Et un autre midrash d’ajouter : lorsque Dieu voit les souffrances de ses enfants, il verse deux larmes dans l’océan ; en tombant, elles font un tel bruit qu’on l’entend d’un bout du monde à l’autre… Mais lâchement, les hommes refusent encore de regarder le “pays où Dieu pleure“, ce “jardin de Gethsémani“ !

Est-ce enfin une réponse ? Pas totalement sans doute ! Et Elie Wiesel d’objecter à son propre raisonnement : “La souffrance de l’un (de Dieu) n’annule pas la souffrance de l’autre (de l’homme) ! Alors ?“. Alors, c’est encore une question. Une de plus !?


Quoique… ! Quoique le prophète Zacharie, au terme d’une semblable réflexion, fait dire mystérieusement à Dieu : 

“Ils regarderont vers moi, Celui qu’ils ont transpercé !“,
Celui dont le cœur est “retourné“. Alors, 
“une source jaillira pour la maison de David …“,
comme la source salvatrice de Gihon, au temps d’Isaïe. 
“en remède au péché et à la souillure“ ! (Zac. 12.10 ; 13.1).

C’est là que notre foi chrétienne affirme :  “Et le Verbe s’est fait chair !“.    Dieu s’est fait homme ! Il s’est fait solidaire des hommes ; il a pris sur lui le péché des hommes. Car “il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis“ ! 

A l’excès du mal, Dieu, silencieux sur la croix, comme “pleurant en secret“, le cœur “transpercé“ par la lance du soldat romain, répond par un excès d’amour. Et l’apôtre Jean de nous répéter, lui aussi, près de la croix : “Ils regarderont Celui qu’ils ont transpercé !“  (Jn 19.37).

Qu’est-ce que cela change, vont encore demander tous les “Voltaire“ éternellement sarcastiques ?

Et bien cela change tout, parce que le Christ - Dieu fait homme - est bien mort injustement sous le poids du mal ! 
Mais il est ressuscité, toujours vivant !
Et le grand Isaïe de nous dire : Dieu est le Transcendant !  Oui ! Mais il s’est fait “Emmanuel“, "Immanent" (“Dieu avec nous“)
Et au milieu de nous, il est éternellement, Lui, le Pur, l’Innocent, notre “Goël“ (celui qui rachète, notre rédempteur), c’est-à-dire celui qui a droit de rachat (sens précis du mot "Goël" en hébreu) pour le salut de tout homme !

Certains veulent nous expliquer : 
“Tu es trop sensible. Ne t'arrête pas aux détails, regarde l'ensemble. Bien sûr, il y a la misère et les larmes, mais il y a le ciel, le soleil et la mer. Écoute Mozart, contemple Michel Ange, vois les enfants qu'on aime, les enfants qui s'aiment. Comme dans les grands tableaux, l'ombre est là pour souligner la lumière !”

Eh bien “non” ! 
Un détail, une ombre au tableau, l'enfant qui meurt de leucémie?
Un détail, les folies meurtrières de la guerre ?
Une ombre au tableau les jeunes qui meurent de la faim ou du sida ? 
“Le plus merveilleux des mondes,  s'il y a les larmes d'un enfant, je le refuse", dit Dostoïevski.

D'autres diront que le mal est un châtiment : 

“Dieu te punit..., tu n'as que ce que tu mérites... et si ce n'est pas toi, c'est donc ton frère !”
Encore une fois : “Non” ! 
St Vincent de Paul amène aux Dames de la Charité un enfant trouvé. L'une d'entre elles proteste : “Dieu veut peut-être qu'il meure, Monsieur, car ce sont les enfants du péché !”. 
Et St Vincent en colère : “Quand Dieu veut qu'un innocent meure pour les péchés, c'est son Fils, Madame, qu'il envoie !”.

D’ailleurs, Dieu n'a pas sacrifié son Fils ni glorifié la souffrance. Celui qui arrêta le bras d'Abraham levé sur son fils, Isaac, - “sourire de Dieu” -, n'a pas levé le sien sur son Fils Bien-Aimé ! 
Il a donné son Fils pour que par lui le monde ait la vie. Et ce sont les hommes qui l'ont assassiné. Il faut dire cela quand même !

Alors, que faire si le mal toujours l'emporte ? 

Peut-être la révolte amère d’un Job : “Vraiment la vie de l’homme sur terre est une corvée !”, comme la révolte de la multitude des enfants de Job ? - “Dieu, j'ai deux mots à te dire, des comptes à te demander !”. Oui, c'est vrai, je peux en appeler à Dieu contre Dieu.  Comme le disait si bien, à sa façon, Elie Wiesel au cœur de la shoah : “Quelques fois j’étais avec Dieu, très souvent, j’ai été contre Dieu. Et pourtant, pourtant…, jamais sans Dieu !

Et c’est peut-être là que nous pouvons discerner l’attitude à acquérir :

Deviner qu’il y a une autre voie, la seule, la voie royale, celle de Jésus, celle des apôtres, celle de tous les saints !
Le mal, c'est ce qu'on ne peut pas comprendre, c'est ce qu'on ne peut pas aimer. Le mal n'est pas à expliquer, mais à combattre.  Rappelons-nous Jésus devant l'aveugle-né. On demande : “Qui a péché, lui ou ses parents ? A qui la faute ?”.  Jésus ne dit pas : “Je vais vous expliquer” ; Jésus ne fait pas un sermon sur la grandeur de la souffrance offerte. Il guérit “afin, dit-il, que la gloire de Dieu soit manifestée”. Jésus témoigne d'un Dieu qui trouve sa joie dans le recul du mal.
Et si Jésus, au lendemain de sa journée à Capharnaüm, est parti, ailleurs, cela veut peut-être dire : A nous de lutter, à nous de changer ce monde. Après tout, avant de s'en prendre à Dieu, si nous nous en prenions à nous, les hommes. Nous sommes, nous devons être jusqu'à la fin des temps le cœur et les mains deDieu.


Trop facilement, on a dit : “Les yeux qui ont vu Auschwitz et Hiroshima ne pourront plus contempler Dieu.”  Croyez-vous qu’ils peuvent davantage contempler l'homme ? Qui a fait Auschwitz, Hiroshima, Dieu ou l'homme ?

Jésus part ailleurs, en nous disant : 

Qu'ils se dressent les artisans de justice et de paix.
Qu'ils se lèvent les hommes de la miséricorde et de la tendresse, les hommes aux mains ouvertes.
Qu'ont donc fait les saints ?  St Jean Bosco, par exemple,  s'est arrêté de pleurer. Il s'est levé, il a lutté, il a fondé l'Oratoire, la Congrégation des Salésiens, il a suscité des disciples. Par lui et par eux, des foules d'enfants humiliés ont été sauvés.

Bien avant Jésus, un sage (Confucius) disait déjà : “Plutôt que de passer ton temps à maudire les ténèbres, allume donc une bougie dans la nuit".

Et pourtant, pas plus que Jésus n'a guéri tout le monde, Jean Bosco n'a pas sauvé tous les enfants. Au cœur et au terme du combat, il y a un horrible “reste”, un abominable passif. Dieu le sait, lui qui en son Fils sait, depuis Gethsémani, de quoi il s'agit quand nous parlons d'angoisse, d'échec, d'agonie, de trahison,  de mort.


Ce qui manque le plus peut-être, c’est un regard éperdu, un regard d'enfant, vers Celui qui a tout partagé de la détresse humaine ; regard éperdu vers Celui qui, sur la croix, a poussé vers le Père le cri, la clameur des psaumes : “Des profondeurs je crie vers toi.. les eaux me submergent... Mon cœur fond en moi comme la cire.” Mais, Seigneur, “Je suis sûr de ta Parole.”
Oui, un regard tourné vers Celui que le Père n'a pas laissé tomber. Il l'a relevé des abîmes, “l'a fait Seigneur et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom“, comme dit St Paul.

L’ange pascal ne disait-il pas au matin de la résurrection : Il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit“ (Mc 16.7).  Il nous “précède en Galilée”, en ce carrefour souffrant des nations.  Alors, allons le retrouver, mais sachons-le : il est autant à Bethléem qu’à Gethsémani.

Cependant dans le lieu où il nous attend, allons proclamer : Que sa Pâques soit notre Pâques, soit la Pâques du monde entier. Et malheur à moi si je n’annonce pas cet Evangile-là !

Paul et ses accusateurs ont eu "une discussion à propos d’un certain Jésus qui est mort et dont Paul affirme qu’il est VIVANT !

Ainsi parlait le procurateur, le Juge Festus au roi Agrippa, son invité. Remarquons, au passage, que ce juge Festus est d’une probité exemplaire et d’une intelligence lumineuse au point que l’on peut dire qu’une des meilleures définitions du christianisme fut prononcée par la bouche de ce juge romain, païen pourtant ! Jésus : un homme "qui est mort et dont Paul affirme qu'il est vivant !".
C'est une occasion de prier pour tous les magistrats afin qu'ils manifestent cette sagacité, cette perspicacité, cette probité de Festus !

Paul, marqué sur le chemin de Damas par la Lumière éclatante qu’est le Christ du permanent matin de Pâques ne cessera d’affirmer haut et fort : “Le Christ est ressuscité !“. - “Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine et vaine aussi votre foi ! Mais non ! Le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui sont morts…“(I Co. 15.17).
Toute la vie de Paul chantera ce verset du psaume 68ème : “Dieu est pour nous le Dieu des victoires ; et les portes de la mort sont à Dieu le Seigneur !“ (68.21).

De ville en ville, tel sera le message de Paul !

- A Athènes, ville raffinée, intellectuelle, son message ne sera pas reçu. Paul en fera une quasi dépression !

- A Corinthe, ville portuaire, à la réputation sulfureuse, il saura se faire comprendre, puisant ses arguments non plus, du coup, dans des spéculations philosophiques, mais dans la réalité des interventions divines à l’égard de son peuple : “notre Dieu est le Dieu des victoires…“ ; et sa dernière victoire, c’est sur la mort elle-même.
Se référant probablement à la célèbre victoire nocturne de Gédéon remportée bizarrement en cassant des cruches qui contenaient des torches, de sorte que cette soudaine lumière libérée effraya l'ennemi qui s'enfuit (cf Juges 7), il écrira : “Ce trésor (lumineux de la vie victorieuse de la mort), nous le portons dans des cruches pour que soit manifestée que cette puissance (de vie en nous) vient de Dieu et non point de nous“(II Co. 4.7)
[Dès lors, qu’un chrétien dise à un autre : “T’es une cruche“, cela peut être un compliment !]

Certes, l’homme par sa fragilité est une cruche. Mais quand la cruche se cassera, c’est alors que le trésor qu’elle contient - cette lumière de vie divine en lui - sera manifeste et totalement victorieuse (sur la mort).
Et Paul de préciser : à chacune de nos respirations, nous recevons la vie de Dieu…  A chaque instant, ce mystère de mort et de résurrection imprimé au plus profond de notre être par le caractère baptismal se manifeste… Même si l’homme extérieur part en ruine, notre être intérieur - ce trésor lumineux de vie - se renouvelle à l’image du Créateur…

- A Jérusalem, Paul affrontera ses compatriotes sur ce même sujet.

- Et a Césarée, lors de son procès, il s’adressera au roi Agrippa, l’invité du juge Festus  : Toi qui es Juif, tu devrais comprendre cela ! Car la résurrection des morts ne se prouve pas par des raisonnements philosophiques (ce qu’il avait voulu faire à Athènes) ; elle est inscrite dans le réalisme de notre histoire (juive) :
- le passage de la mer rouge, et celui du Jourdain,
- toutes les victoires de vie en la plaine d’Izréël,  (où Dieu n’a cessé de “semer“ - sens du mot "Izréël"   la vie pour son peuple !),
- et la victoire remportée sur les Assyriens au temps d'Isaïe,
- et la renaissance du peuple après l’exil… etc.   
Souviens-toi, dit-il au roi, Tous ces événements n'étaient-ils pas signes de résurrection ?

Et cette conviction de la vie, de la "résurrection" permanente du peuple élu est passée peu à peu en la conscience individuelle. L’un des Maccabées, ces martyrs de la puissance grecque, ne disait-il pas : “Scélérat que tu es, tu nous exclus de cette vie présente, mais le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle… C’est du ciel que je tiens ces mains que tu vas me couper, mais c’est de Dieu que j’espère les recouvrer…“(II Mac 7.9sv).

De plus, selon un autre courant de pensée, le juste doit être récompensé...  Aussi, avec Jésus ressuscité, c’est Dieu qui sort de son silence et ne laisse pas le Juste voir le Shéol. Au matin de Pâques, il prend en main sa cause. Et nous avons alors la conviction que “si nous marchons comme Jésus a marché“, si nous passons par où il est passé, nous parviendrons là où il est. Il y a désormais une “tête de pont“ par-delà l’absurdité qu'est la mort. C’est déjà inscrit en nous par le baptême !

St Paul a vécu ce mystère de mort et de résurrection sur la route de Damas. Mais tout au long de sa vie, il a fait l’expérience que ce baptême qu’il avait reçu se manifestait, se traduisait d’instant en instant.
La vie du Christ en nous se manifeste en chaque instant, comme à chaque moment, il y a la vie en nous chaque fois qu’on inspire pour expirer, pour rendre le souffle… Et quand viendra le moment où on rendra notre dernier souffle, ce sera dans la certitude que Dieu à qui nous remettrons ce dernier souffle nous le rendra. Car il est capable, lui qui nous a créés, de nous re-créer. Oui, notre Dieu est un Dieu qui a les issues de la mort elle-même !

Et en écrivant tout ceci, je me suis souvenu - je ne sais pourquoi - à ce qu'un penseur chrétien des premiers siècles racontait. Une nuit, rapporte-t-il, il fit un rêve : des milliers d’oiseaux voletaient sous un filet tendu au-dessus du sol. Sans cesse, ils s’envolaient, heurtaient le filet et retombaient à terre. Ce spectacle était accablant de tristesse.

Mais voici qu’un oiseau s’élança à son tour, il s’obstina à lutter contre le filet, et soudain, blessé, couvert de sang, il le rompit et il s’élança vers l’azur. Ce fut un cri strident parmi tout le peuple des oiseaux. Dans un bruissement d’ailes innombrables, ils se précipitèrent à travers la brèche, vers l’espace infini.

Faire brèche dans l’impossible ! N'est-ce pas là le but de notre aventure religieuse ?

Et l'aventure de toute l'humanité, également ? Depuis la conquête du feu, depuis la première promesse d’amour, l’histoire voit les générations humaines successives livrer assaut à l’impossible. Que d’hommes ont parié leur vie pour la progression de la justice, du droit, de la science, sans apercevoir le succès de leurs efforts. Pendant des siècles, des hommes persévérèrent dans la même lutte, sans jamais se décourager. Le cœur de l’homme est fait de ce goût de l’impossible.

Mais - affirmons-le immédiatement et avec force - c’est le Christ qui a ouvert le pays de l’impossible. C'est là notre foi pascale ! Il a annoncé une vie “autre”, toute illuminée de la réconciliation de Dieu et de la paix des hommes.

Pendant qu’il parcourait la Palestine, beaucoup pressentaient d’un instinct sûr, qu’il portait, concentré sur sa personne, un avenir transfiguré.

Et en notre temps, beaucoup le pressentent à travers le message que le Christ nous a laissé. Aussi veulent-ils le suivre ! De façon absolue parfois ! Et c'est leur témoignage : le pays de l'impossible, le pays de Dieu nous est désormais ouvert à la suite du Christ ressuscité !

Bien sûr, la haine, la violence, la mesquinerie s’étaient liguées pour l’anéantir ; et on l’avait crucifié. Mais jusqu’aux dernières affres du supplice, en demandant à Dieu le pardon des persécuteurs et en lui remettant son être exténué - comme l'oiseau ensanglanté -, il avait encore changé la vie et la mort en gestes d’amour.  Et le troisième jour, impossible de le retenir ; il s'était remis debout pour monter, disait-il, "vers son Père et notre Père" à nous aussi désormais. Il avait fait brèche vers ce pays qui paraissait humainement impossible : le pays de Dieu ! Vers la Jérusalem céleste dont "Dieu seul est l'architecte et le fondateur !" (Heb 11.10).

Et ses disciples vont proclamant qu’il est “ressuscité”,  “exalté à la droite de Dieu”, qu’il est “vivant”, qu'il est "Seigneur" ! Les forces du mal avaient semblé l’anéantir, mais il avait annoncé la fécondité du grain tombé en terre…   Après avoir lutté contre tous les ferments de mort dans le cœur des hommes et dans la vie de son peuple, il avait brisé la fatalité de la mort elle-même. C’est au moment où tout semblait fini que la contagion de sa vie va commencer et s’étendre jusqu’à nous.
Désormais, le goût de l’impossible - l'impossible de Dieu - ne reculera plus dans le cœur de l’homme, même devant la mort qui semble atteindre l'une d'entre nous, qui nous atteindra tous ! Et nous pouvons prier avec cette question pleine d'espérance : "O Mort, où est ta victoire ?" (I Co. 15.55).

Nous le savons pour toujours : l’humanité n’est pas une gerbe désordonnée de rêves irréalisables. Elle n’est pas inéluctablement entravée par les injustices, les violences, les guerres. Elle n’est pas condamnée à la mort définitive : l’impossible de Dieu est son chemin d’avenir, dès aujourd’hui et à jamais.

A la suite dure et splendide de l’oiseau ensanglanté, à la suite du Christ mort et ressuscité, allons sans cesse et plus avant à la quête du Dieu éternel, travaillant et semant dans l'humanité - comme celles et ceux qui nous ont précédés - sur les sillons successifs du temps présent.  En vue de l'avenir divin !

N'est-ce pas là le vœu de toute vie de baptisé ?

Et en terminant, je me permets :
A Sara qui avait douté, à cause de son âge,  de pouvoir concevoir un fils, il lui fut demandé :  "Y-a-t-il une chose trop prodigieuse pour Dieu ?" (Gn 18/14).   
A Marie qui ne doutait pas mais qui se posait des questions, l'ange de l'Annonciation lui annonça que sa parente Elisabeth, vieille elle aussi, allait concevoir un fils, car  dit-il "rien n'est impossible à Dieu !"  (Lc 1,37)                                                                                   
Sachons- le et redisons : "Rien n'est impossible à Dieu !"