samedi 21 septembre 2013

Miséricorde et sacrifice

21 Septembre - Saint Matthieu    

Elle est, certes, émouvante cette page d'évangile ! Car Matthieu ne nous raconte pas ce que Jésus a dit, un jour, à quelqu'un, à un quidam quelconque ; mais il raconte ce qu'il a dit et fait pour lui, Matthieu, personnellement ! C'est une page autobiographique ; Car Jésus, ce jour-là, a totalement changé la vie de ce tabellion collecteur d'impôts. Jésus lui a dit simplement : "'Suis-moi !'. L'homme se leva et le suivit !".

Cependant si Matthieu raconte cet épisode, l'épisode de sa conversion, ce n'est certes pas pour que nous nous arrêtions, tout admiratif, sur sa personne ! De même, St Paul a bien raconté certains épisodes frappants et même très intimes de sa vie, lui qui fut, dit-il, "enlevé jusqu'au paradis et entendit des paroles inexprimables" (2 Co. 12.4). Mais ce n'était certes pas pour s'en glorifier, lui qui mettait plutôt "son orgueil dans ses faiblesses afin que repose sur lui la puissance du Christ" qui l'a appelé, lui aussi, à être son apôtre (Cf. 2 Co. 12.5sv).   
Un apôtre, un missionnaire... et finalement tout disciple du Christ n'a qu'un seul désir : proclamer que l'amour divin qui a traversé leur vie peut traverser également toute vie humaine, la vie de ceux à qui ils s'adressent !

Ainsi donc l'intérêt de Matthieu n'est pas de fixer les regards sur lui. (Quelle erreur, quelle horreur que de chercher à être contemplé soi-même, de se donner perpétuellement en exemple !). Son intention est exprimée en ce qui suit : l'appel qu'il a reçu et auquel il a répondu, comme beaucoup peuvent le recevoir et y répondre !

Aussi, poliment, fraternellement, amicalement sans doute, Matthieu offre un grand banquet à ses collègues de travail, ces fameux "publicains pécheurs", comme l'on disait. Et au cours de ce banquet, il signale sa "mise en retraite", si je puis dire, afin de suivre Jésus qu'il a d'ailleurs invité, qui est là, à sa table probablement ! Peu importe les incompréhensions, voire les moqueries, Matthieu témoigne de sa vocation et de son engagement !

Alors, évidemment, il y a surtout la réaction immanquable des pharisiens, ceux d'hier et ceux d'aujourd'hui : "Pourquoi mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ?". Et tout aussi immanquablement, il y a la réponse de Jésus "Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Allez apprendre ce que veut dire cette parole : C'est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices !".

Que signifie cette phrase du prophète Osée (6.6.) reprise par le Christ ? Serait-ce que tout sacrifice et toute mortification sont inutiles et qu'il suffit d'aimer pour que tout soit en ordre ? Cela se dit parfois et se pratique pour mieux excuser peut-être ses propres défaillances et les facilités qu'on s'accorde tout en les refusant aux autres ! C'est courant cela ! Cette façon de penser et parfois de faire peut conduire au rejet de tout l'aspect ascétique du christianisme estimé soudainement comme résidu d'une mentalité afflictive ou manichéenne, aujourd'hui dépassée.

Bien plutôt, il faut d'abord noter un profond changement de perspective dans le passage du texte d'Osée à la phrase du Christ.

Chez Osée, l'affirmation se réfère à l'homme, à ce que Dieu attend de lui. Dieu attend de l'homme amour, connaissance et reconnaissance, et non pas simplement et seulement sacrifices extérieurs ou holocaustes d'animaux.

En revanche, dans la bouche de Jésus, cette affirmation se réfère à Dieu. L'amour dont on parle n'est pas celui que Dieu exige de l'homme mais celui qu'il donne à l'homme. "C'est la miséricorde que je désire et non les sacrifices" ; cette phrase signifie de la part de Dieu : je veux faire preuve de miséricorde, et non pas de condamnation. Son équivalent biblique se trouve facilement ailleurs, chez Ezéchiel par exemple : "Je ne prends pas plaisir à la mort du méchant, mais à la conversion du méchant qui change de conduite pour avoir la vie !" (18.23sv). Dieu ne veut pas avant tout "sacrifier" sa créature, mais avant tout la "sauver" !

Avec cette précision on comprend mieux également l'affirmation du prophète Osée. Dieu ne veut pas le sacrifice "à tout prix", comme s'il aimait nous voir souffrir ; il ne veut pas non plus les sacrifices dans le temple si c'est pour faire valoir des droits et des mérites devant Dieu ! (Cette mentalité est malheureusement encore actuelle aujourd'hui !).
Non ! Il veut le sacrifice demandé par son amour. En réponse à son amour, il veut le nôtre. Et on le sait bien : "On ne vit pas dans l'amour sans souffrance", comme l'exprime le livre de l'"Imitation de Jésus Christ" ; et l'expérience de la vie de tous les jours le confirme. Il n'y a pas d'amour sans sacrifice. "On souffre toujours à proportion de son amour. La puissance de souffrir est en nous la même que la puissance d'aimer !" (Mgr Ghika (1). C'est en ce sens que St Paul, par exemple, nous exhorte à "offrir (nos) personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu !" (Rm 12, 1).

Le sacrifice et la miséricorde sont toutes deux de bonnes choses mais l'une comme l'autre, mal considérées, peuvent devenir mauvaises.

Ce sont de bonnes choses si (comme le Christ) on sait accueillir le sacrifice - le sacrifice d'amour - le sacrifice qu'exigent l'amour envers Dieu et l'amour envers le prochain pour qui on veut manifester la grande miséricorde de la part de Dieu.

Ce sont de mauvaises choses si l'on fait le contraire, si l'on choisit la miséricorde pour soi et le sacrifice pour les autres, si nous sommes indulgents avec nous-mêmes et rigoureux avec les autres, si nous sommes toujours prêts à nous excuser et impitoyables dans le jugement des autres. Les uns et les autres, n'avons-nous vraiment rien à revoir, à cet égard, dans notre comportement ?

Rendons grâce aujourd'hui à St Matthieu qui fut le premier évangéliste (même si le texte primitif - araméen - a été perdu) ! A travers lui, nous pouvons mieux suivre le Christ qui nous accorde, comme il l'a fait à son apôtre, la miséricorde divine pour mieux le suivre, fusse à travers épreuves et souffrances que nous saurons unir à celles qu'il a subies lui-même pour nous. Offrons nos souffrances diverses - même les plus humbles - au Christ ! "Une fois offertes au Christ, disait encore Mgr Ghika (1), elles cessent de nous appartenir pour être siennes. Une fois siennes, elles ont une valeur qui nous dépasse. Elles sont capables, mêlées aux siennes propres, aux amertumes de la Croix ou du jardin des oliviers, de changer la face du monde !"  - Il écrivait par ailleurs : "Quand ton cœur saigne en faisant l'œuvre de Dieu, les anges viennent tremper leurs lèvres au calice de ton sang que le Fils de Dieu élève alors, lentement, en silence, sur une foule que tu ne peux voir, mais qui, sans le savoir, assiste et que tu assistes !".
N'est-ce pas là un des grands sens de toute Eucharistie que nous célébrons ?


(1) Mgr Vladimir Ghika, prince roumain de la descendance des rois de Moldavie, orthodoxe converti, ordonné à Paris à l'âge de 50 ans, nommé protonotaire par Pie XI, ami d'Emmanuel Mounier, Maritain, Claudel... Arrêté en Roumanie pendant la dernière guerre par les troupes communistes, il meurt en prison en 1954, à l'âge de 80 ans, après tortures et sévices. Il vient d'être béatifié le 31 Août dernier. 

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