23e Dimanche T.O. 13/C
C'était un soir, après la fatigue du jour.
On parlait de ces jeunes qui abandonnent parfois leur famille pour partir ...on
ne sait où... "Si ma fille me
faisait ce coup, s'écria une mère, ce
ne serait plus la peine qu'elle revienne". Sa voisine la reprit
doucement : "Allons ! Tu ne la
laisserais pas dehors...!". Un prêtre voulut rappeler timidement la
célèbre parabole où l'on voit le Père courir au devant de son enfant qui
revient. Mais un homme l'interrompit : "Mon
Père, ce sont des pages de l'Evangile dont il vaut mieux ne pas trop parler
aujourd'hui. Si vous étiez père de famille !".
Je comprends le refus de cet homme. Car la
parabole finit trop bien. Ceux d'entre vous qui ont connu de semblables,
d'analogues angoisses savent que les dénouements ne sont pas toujours si
faciles. Bien sûr, quand l'enfant revient, on le reçoit ! Bien sûr ! Un jour,
un père a dit à sa fille au moment où elle partait vers l'inconnu avec un
garçon chevelu et mal rasé : "La
maison te restera toujours ouverte, et saches que tu auras toujours un père,
une mère...!".
Mais que de fois les retrouvailles sont
difficiles de part et d'autre. Que de tempêtes intérieures, longues à apaiser !
On n'est plus tout à fait les mêmes, et on sent qu'il faudrait inventer une
relation nouvelle pour dépasser incompréhensions et ressentiments. Souvent les
crispations demeurent et, si la vie reprend sous le même toit, une gêne sourde
continue de creuser la distance. Il faut le temps et les humbles initiatives de
l'amour pour créer prudemment une communication neuve, respectueuse des uns et
des autres. Parents et jeunes tâtonnent dans ces retrouvailles, même lorsqu'
une bonne volonté généreuse les anime.
En tous les cas, rien qui ressemble au
dénouement idyllique de la parabole. On n'entend guère parler d'un père de
famille qui fasse sauter les bouchons de champagne lorsque son fils ou sa fille
revient à la maison.
Il faut le constater : la finale de la
parabole de Jésus est invraisemblable. Aucun père n'agirait ainsi.
L'invraisemblable, ce n'est pas que le Père accueille le fils : c'est qu'il
fasse la fête ! Recevoir le fils, tout oublier, recommencer comme avant...
c'est dans l'ordre. Mais faire la fête, tuer la bête conservée pour les grandes
réjouissances, donner au fils une robe, un anneau et des chaussures comme pour
un mariage fastueux... On a l'impression de quitter le monde humain et de
voguer dans l'azur des rêves ou des contes de fées.
Si la parabole se termine d'une manière
invraisemblable au regard de notre expérience, c'est qu'il ne s'agit pas
d'abord des hommes !
Ce qui est émouvant, c'est qu'à travers
cette histoire étonnante, Jésus parle
de Dieu, le Père par excellence ! C'est Lui, ce père qui court au
devant de l'enfant perdu, qui se jette à son cou et qui l'embrasse, le premier,
sans un mot, sans demander la moindre explication. Ce Dieu que tant de Juifs
situaient au fond des cieux avec le visage d'une justice redoutable,
Jésus nous le montre qui se précipite sur un chemin de terre et qui
ouvre une fête folle, au retour de son enfant. "Comme le fils était encore loin, son père l'aperçut et fut pris
de pitié ; il courut, se jeta à son cou et le couvrit de baisers". Parmi tant de livres religieux dans le monde
depuis que les hommes écrivent, y a-t-iI une page, une phrase plus belles pour
dire Dieu et son attitude à l'égard de chacun d'entre nous ?
Le catéchisme d'autrefois demandait : "Qu'est ce que Dieu ? - "Dieu est
un pur Esprit...", disait-on. Si on avait posé la question à Jésus, il
aurait répondu : "Un homme avait
deux fils.." ; et il aurait
continué l'histoire jusqu'à cette fin stupéfiante.
Avant cette merveilleuse histoire, Jésus
avait parlé de la femme qui caquette sa joie après avoir retrouvé la pièce d'argent
égarée. Il avait parlé du berger qui laisse le troupeau pour aller chercher la
brebis perdue. Jésus avait pu entendre la femme et apercevoir le berger. Mais
ce père déraisonnable qui organise la fête pour le fils perdu et retrouvé,
l'avait-il jamais vu ?
Et pourtant, Jésus parlait d'expérience, Ce
qu'il avait vu, c'étaient les pécheurs qui écoutaient sa voix, - tels Matthieu,
Zachée... - qui faisaient banquet en son honneur, les publicains, prostituées
qui l'accueillaient, et tant et tant qui affluaient vers lui.
Le retour de l'enfant lointain, il l'avait
vu sur des milliers de visages, dans les bourgs de Galilée, de Judée, de
Samarie, dans les rues de Jérusalem. La prévenance du Père qui prend les
devants, Jésus l'éprouvait dans l'élan de son propre cœur. La
parabole, Jésus la vivait. En la racontant, il invite ses auditeurs à
reconnaître l'action même de Dieu, là où beaucoup criaient au scandale.
Car Jésus rencontre aussi le fils aîné de
la parabole, lorsqu'il affronte des scribes, des Pharisiens, caparaçonnés dans
leurs idées et dans leurs vertus : Ils enfermaient Dieu dans leurs idées trop
humaines ; ils estimaient avoir des droits sur lui puisqu'ils le servaient
jalousement. Ils ne pouvaient concevoir les folies de l'amour. Ce sont eux qui
se mettent en colère et refusent d'entrer dans la salle du festin. Ce sont eux
que le père supplie : "Regarde ! ton
frère était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé
!".
Finalement, la parabole décrivait
subtilement la démarche de Jésus. Elle en évoquait le vaste enjeu. Israël
allait-il accueillir les enfants perdus ?
Jésus transpose le drame dans la parabole,
mais il ne conclut pas. Que s'est-il passé après les paroles si douces que le
Père était venu dire au fils aîné ? Certes, le Vendredi saint sembla mettre un
terme sanglant à la mission aimante de Jésus. Mais l'histoire du père et des
deux fils ne prit pas fin ce soir-là ! Aujourd'hui encore, l'inlassable
histoire du Dieu de Jésus-Christ continue.
Nous sommes tous, selon les jours, l'un ou
l'autre de ces deux frères. Nous entravons Dieu dans nos étroitesses, dans nos
refus et même dans nos adhésions médiocres.
Et pourtant regardons simplement la nature,
le monde et l'univers. Combien y a-t-il de fleurs jusque dans les vallées les
plus perdues des montagnes ? Combien d'oiseaux ? Combien d'étoiles brillent au
ciel ? Dieu est un Dieu de profusion, c'est un Dieu gaspilleur, il n'est pas
raisonnable. Pas étonnant qu'il ait tué le veau gras pour le retour du
fils, et qu'il submerge la misère de notre cœur de sa miséricorde, et qu'il ait
la folle ambition de nous vouloir tous frères !
Immense parabole ! Elle semblait l'écho
d'un fait divers au dénouement trop facile, et voilà qu'elle nous dit que "Dieu est plus grand que notre
cœur" (I
Jn 3.20)
et qu'il faut, au plus quotidien de la vie, nous prêter à la musique d'une fête
divine qui déjà nous transfigure !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire