dimanche 8 septembre 2013

Exigence de la foi !

23e Dimanche T.O. 13/C

La version liturgique de notre évangile d'aujourd'hui est quelque peu édulcorée, me semble-t-il. St Luc écrit de façon lapidaire : "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple".

Paroles abruptes ! N'est-ce pas un peu fou d'imposer ces ruptures ? Faut-il mépriser l'amour, les affections, la famille pour Notre Seigneur ?

Matthieu nous transmet le même message de façon plus modérée : "Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi !". Ce qui nous ramène à cette "préférence" que le texte liturgique de notre évangile d'aujourd'hui interprète dans sa traduction. Pourtant, le texte de St Luc est clair : il va beaucoup plus loin.

- D'abord, il ajoute à l'objet de la "préférence" ("père et mère") toute une énumération : "sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie".

- Par ailleurs, il remplace la formule de Matthieu : "qui aime plus que moi..."  par un verbe qui fait sursauter : "Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère…" - Je sais bien, en araméen, la langue de Jésus, langue relativement pauvre, ce verbe  pouvait indiquer seulement une préférence, une comparaison (le comparatif n'existant pas en cette langue). C'est ainsi que le traducteur grec du Matthieu araméen l'avait bien compris.
Mais alors, pourquoi St Luc rétablit-il littéralement cette tournure araméenne, alors qu'il écrivait parfaitement le grec avec la possibilité d'un comparatif et qu'il maniait avec grande aisance cette langue de lumière ? Manifestement, il a voulu "faire choc" en introduisait, dans la limpidité de son style, cette formule d'apparence barbare : "Si quelqu'un ne hait pas son père, sa mère...".

- Enfin, là où Matthieu écrivait : "n'est pas digne de moi", Luc écrit sans échappatoire : "ne peut être mon disciple". Franchement, la version de Matthieu conviendrait mieux à nos prudences : "Qui aime père et mère plus que moi n'est pas digne de moi !". Pourquoi "le doux médecin", comme on a surnommé St Luc, présente-t-il des propos si tranchants ?

+ Je ferai une première remarque : Ces différences entre deux évangélistes montrent que l'annonce de Jésus, au 1er siècle, n'était pas figée dans des formules identiques pour tous. Les premiers chrétiens proclamaient Jésus en fonction de leur personnalité, de leur culture, en fonction des communautés chrétiennes ou populations auxquelles ils s'adressaient. L'Evangile était un ferment d'humanité avant de devenir un recueil d'écritures définitivement fixées. L'Evangile était avant tout une "rencontre d'alliance" entre Jésus et des hommes aussi divers que Juifs, Grecs ou Romains. Ces textes, considérés comme règle de la foi, affirment, par leurs différences, que l'Esprit ne peut être enfermé dans la lettre. Ils nous enseignent que les chrétiens ont toujours à retrouver, à recréer l'Evangile, lorsqu'ils abordent de nouvelles saisons de la vie ou des cieux historiques nouveaux. L'Evangile, c'est l'existence humaine que travaille le levain de Jésus. On a dit du christianisme qu'il est une "Religion du Livre". Si ce n'est pas tout à fait faut, ce n'est pas non plus exact !  L'Evangile n'est pas une fixation, un code d'un enseignement moral, spirituel si élevé soit-il ! Il est d'abord et avant tout une vie de relation entre Dieu et chacun de nous si nous le voulons. Voilà ce qu'est venu apporter le Christ !

+ Cette remarque faite, la question demeure : Pourquoi Luc est-il si radical ? Peut-être a-t-il été un converti comme Paul ! Et le soudain renversement de valeurs dans sa vie l'a provoqué à cette radicalité. Cela se voit souvent chez les convertis.

Certes ! Mais ce trait personnel ne suffit pas à éclairer ces phrases sans concession. Il faut aussi regarder autour de l'évangéliste. Les nouveaux chrétiens étaient souvent et de plus en plus en opposition avec leur famille ; et un choix douloureux pouvait facilement s'imposer à eux. On comprend mieux ces versets qui nous heurtent si l'on devine derrière les mots les drames familiaux, l'opposition des "père et mère, femme et enfants, frères et sœurs", et le rejet par les siens de celui qui devenait disciple du Christ. St Luc pense à eux, lui qui a connu les premières persécutions en Palestine et la dangereuse hostilité du monde grec comme St Paul, par exemple, l'a expérimenté à Athènes.
Il faut bien s'en souvenir : les chrétiens de la première génération connaissaient déjà la persécution. Bien souvent, selon les lieux et les soubresauts politiques, en devenant chrétien, on risquait la mort. Alors, Luc précise qu'il faut être prêt, s'il le faut, à donner sa propre vie, à l'exemple du Maître, mort sur la croix.

Non, les paroles de Luc sur la condition du disciple n'expriment pas la mégalomanie morbide d'un Maître spirituel oppressif. En réalité, elles prennent en compte, avec réalisme, les répercussions familiales, sociales et politiques de l'adhésion chrétienne, surtout en temps de persécution. Luc en a été témoin.

Et les deux paraboles qui suivent ces paroles radicales montrent que tout le monde est concerné, qu'il s'agisse du petit paysan qui veut construire une tour au milieu de sa vigne ou du roi qui s'interroge sur la guerre ou la paix. A tous, Luc représente le devis chrétien : "Tout homme qui ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple !". A chacun de s'asseoir et de réfléchir avant de s'engager sur cette voie si onéreuse.

+ Mais nous, sommes-nous concernés par ces paroles brûlantes ? Pour être chrétien, faut-il renoncer à tout, jouer sa vie à la suite de Jésus ? Certes, il y a des pays où la condition chrétienne est risquée, où l'on peut facilement perdre son travail, connaître l'exil, la prison, la torture, et parfois la mort. Que de chrétiens, de prêtres, d'évêques, mènent ainsi une vie dangereuse… et ce, pour certains, jusqu'au martyre ! Les versets de Luc, pour eux, aujourd'hui même, ne sont pas anachroniques. Ces hommes sont notre Evangile de ce jour. Ils déchirent nos inconsciences, nos paresses.

+ Mais, dira-t-on encore, sur nos terres de tolérance et de liberté, Jésus invite-t-il les hommes à jouer leur vie pour être ses disciples ? Sachons que les démocraties ne sont pas sans faille : les hommes qui luttent pour la justice, pour la paix... et qui veulent servir l'Evangile, au bureau, à l'usine ou ailleurs, reçoivent aussi des coups. Celui qui veut vivre pour les autres, à la suite de Jésus, ressent le poids de la croix jusqu'à en être accablé parfois.
Si un écran subtil pouvait faire apparaître tous les actes de courage, de dévouement, d'héroïsme secret que des hommes et des femmes accomplissent aujourd'hui, chez nous, on verrait resplendir la face douloureuse et glorieuse de Jésus, avec les traits pathétiques de l'humanité contemporaine.

+ Reste que l'appel de Jésus à renoncer à tous ses biens sonne faux dans nos "pays infestés de bien-être", malgré la crise économique. Les incitations à consommer pour toujours "mieux vivre" font souvent oublier l'impalpable essentiel. Lors d'un séjour en Terre Sainte, je me souviens de la réflexion du Religieux qui nous guidait à travers le désert, munis seulement pour la journée de quelques aliments (cacahuètes et raisins secs) et de deux gourdes d'eau : "Voyez-vous, disait-il, l'ennui pour l'homme, c'est le poids !".
Aussi notre monde occidental ne semble guère disposé à entendre celui qui parlait de tout quitter, de perdre sa vie pour la gagner. Son Evangile est là, comme un brûlot redoutable… Qu'est-ce qu'implique aujourd'hui pour un Français la reconnaissance de Jésus, Seigneur ? Question difficile et redoutable. Il n'y a pas de recette !

Je souhaiterais simplement que la parole du Christ parvienne à chacun à travers "le bruit et la fureur" de notre monde : défi lancé à l'Eglise elle-même selon les paroles du pape François, défi lancé aux Jeunes, aux femmes, aux chômeurs eux-mêmes, défi face aux drogues de toutes sortes, à la violence, aux nombreuses désinformations, face à la paix dite "impossible".

L'actualité de notre évangile, sa virulence même font peur. Peut-être ressemblons-nous à ces camionneurs du vieux film "Le salaire de la peur" : comment transporter dans la caravane humaine l'explosif qui lui ouvrira l'accès à la Terre Promise sans faire sauter le fragile et misérable camion dans lequel nous le véhiculons ?  St Paul répondait : le trésor de l'Evangile, nous le portons en nous-mêmes comme dans des vases d'argile, très fragiles, pour que l'incomparable puissance qui se dégage de cet évangile ne soit pas de nous, mais de Dieu !      

Aucun commentaire: