23e
Dimanche T.O. 13/C
La version liturgique de notre évangile
d'aujourd'hui est quelque peu édulcorée, me semble-t-il. St Luc écrit de façon
lapidaire : "Si quelqu'un vient à
moi sans haïr son père, sa mère,
sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne
peut être mon disciple".
Paroles abruptes ! N'est-ce pas un peu fou
d'imposer ces ruptures ? Faut-il mépriser l'amour, les affections, la famille
pour Notre Seigneur ?
Matthieu nous transmet le même message de
façon plus modérée : "Qui aime son
père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi !". Ce qui nous ramène
à cette "préférence" que le texte liturgique de notre évangile
d'aujourd'hui interprète dans sa traduction. Pourtant, le texte de St Luc est
clair : il va beaucoup plus loin.
- D'abord, il ajoute à l'objet de la
"préférence" ("père et
mère") toute une énumération : "sa
femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie".
- Par ailleurs, il remplace la formule
de Matthieu : "qui aime plus que
moi..." par un verbe qui fait sursauter : "Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère…" - Je sais bien, en
araméen, la langue de Jésus, langue relativement pauvre, ce verbe pouvait indiquer seulement une préférence, une
comparaison (le comparatif n'existant pas en cette langue). C'est ainsi que le
traducteur grec du Matthieu araméen l'avait bien compris.
Mais alors, pourquoi St Luc rétablit-il
littéralement cette tournure araméenne, alors qu'il écrivait parfaitement le
grec avec la possibilité d'un comparatif et qu'il maniait avec grande aisance
cette langue de lumière ? Manifestement, il a voulu "faire choc" en
introduisait, dans la limpidité de son style, cette formule d'apparence barbare
: "Si quelqu'un ne hait pas
son père, sa mère...".
- Enfin, là où Matthieu écrivait : "n'est pas digne de moi", Luc écrit sans
échappatoire : "ne peut être mon
disciple". Franchement, la
version de Matthieu conviendrait mieux à nos prudences : "Qui aime père et mère plus que moi n'est pas digne de moi !". Pourquoi "le doux médecin", comme on a surnommé St Luc,
présente-t-il des propos si tranchants ?
+ Je ferai une première remarque :
Ces différences entre deux évangélistes montrent que l'annonce de Jésus, au 1er
siècle, n'était pas figée dans des formules identiques pour tous. Les premiers
chrétiens proclamaient Jésus en fonction de leur personnalité, de leur culture,
en fonction des communautés chrétiennes ou populations auxquelles ils
s'adressaient. L'Evangile était un
ferment d'humanité avant de devenir un recueil d'écritures définitivement
fixées. L'Evangile était avant tout une "rencontre d'alliance" entre Jésus et des hommes aussi
divers que Juifs, Grecs ou Romains. Ces textes, considérés comme règle de la
foi, affirment, par leurs différences, que l'Esprit ne peut être enfermé dans
la lettre. Ils nous enseignent que les chrétiens ont toujours à retrouver, à
recréer l'Evangile, lorsqu'ils abordent de nouvelles saisons de la vie ou des
cieux historiques nouveaux. L'Evangile, c'est l'existence humaine que travaille
le levain de Jésus. On a dit du christianisme qu'il est une "Religion du
Livre". Si ce n'est pas tout à fait faut, ce n'est pas non plus exact ! L'Evangile n'est pas une fixation, un code
d'un enseignement moral, spirituel si élevé soit-il ! Il est d'abord et avant
tout une vie de relation entre Dieu et chacun de nous si nous le voulons. Voilà
ce qu'est venu apporter le Christ !
+ Cette remarque faite, la question demeure
: Pourquoi Luc est-il si radical ? Peut-être
a-t-il été un converti comme Paul ! Et le soudain renversement de valeurs
dans sa vie l'a provoqué à cette radicalité. Cela se voit souvent chez les
convertis.
Certes ! Mais ce trait personnel ne suffit
pas à éclairer ces phrases sans concession. Il faut aussi regarder autour de
l'évangéliste. Les nouveaux chrétiens étaient souvent et de plus en plus en
opposition avec leur famille ; et un choix douloureux pouvait facilement
s'imposer à eux. On comprend mieux ces versets qui nous heurtent si l'on devine
derrière les mots les drames familiaux, l'opposition des "père et mère, femme et enfants, frères et sœurs", et le rejet par les siens de celui
qui devenait disciple du Christ. St Luc pense à eux, lui qui a connu les
premières persécutions en Palestine et la dangereuse hostilité du monde grec
comme St Paul, par exemple, l'a expérimenté à Athènes.
Il faut bien s'en souvenir : les
chrétiens de la première génération connaissaient déjà la persécution. Bien
souvent, selon les lieux et les soubresauts politiques, en devenant chrétien,
on risquait la mort. Alors, Luc précise qu'il faut être prêt, s'il le faut,
à donner sa propre vie, à l'exemple du Maître, mort sur la croix.
Non, les paroles de Luc sur la condition du
disciple n'expriment pas la mégalomanie morbide d'un Maître spirituel
oppressif. En réalité, elles prennent en compte, avec réalisme, les
répercussions familiales, sociales et politiques de l'adhésion chrétienne,
surtout en temps de persécution. Luc en a été témoin.
Et les deux paraboles qui suivent ces
paroles radicales montrent que tout le monde est concerné, qu'il
s'agisse du petit paysan qui veut construire une tour au milieu de sa vigne ou
du roi qui s'interroge sur la guerre ou la paix. A tous, Luc représente le
devis chrétien : "Tout homme qui ne
renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple !". A chacun de s'asseoir et de
réfléchir avant de s'engager sur cette voie si onéreuse.
+ Mais nous, sommes-nous concernés par
ces paroles brûlantes ? Pour être chrétien, faut-il renoncer à tout, jouer
sa vie à la suite de Jésus ? Certes, il y a des pays où la condition chrétienne
est risquée, où l'on peut facilement perdre son travail, connaître l'exil, la
prison, la torture, et parfois la mort. Que de chrétiens, de prêtres, d'évêques,
mènent ainsi une vie dangereuse… et ce, pour certains, jusqu'au martyre ! Les
versets de Luc, pour eux, aujourd'hui même, ne sont pas anachroniques. Ces
hommes sont notre Evangile de ce jour. Ils déchirent nos inconsciences, nos
paresses.
+ Mais, dira-t-on encore, sur nos terres de
tolérance et de liberté, Jésus invite-t-il les hommes à jouer leur vie pour
être ses disciples ? Sachons que les démocraties ne sont pas sans faille : les
hommes qui luttent pour la justice, pour la paix... et qui veulent servir
l'Evangile, au bureau, à l'usine ou ailleurs, reçoivent aussi des coups. Celui
qui veut vivre pour les autres, à la suite de Jésus, ressent le poids de la
croix jusqu'à en être accablé parfois.
Si un écran subtil pouvait faire apparaître
tous les actes de courage, de dévouement, d'héroïsme secret que des hommes et
des femmes accomplissent aujourd'hui, chez nous, on verrait resplendir la face
douloureuse et glorieuse de Jésus, avec les traits pathétiques de l'humanité contemporaine.
+ Reste que l'appel de Jésus à renoncer à
tous ses biens sonne faux dans nos "pays infestés de bien-être",
malgré la crise économique. Les incitations à consommer pour toujours
"mieux vivre" font souvent oublier l'impalpable essentiel. Lors d'un
séjour en Terre Sainte, je me souviens de la réflexion du Religieux qui nous
guidait à travers le désert, munis seulement pour la journée de quelques
aliments (cacahuètes et raisins secs) et de deux gourdes d'eau : "Voyez-vous, disait-il, l'ennui pour l'homme, c'est le poids !".
Aussi notre monde occidental ne semble
guère disposé à entendre celui qui parlait de tout quitter, de perdre sa vie
pour la gagner. Son Evangile est là, comme un brûlot redoutable… Qu'est-ce
qu'implique aujourd'hui pour un Français la reconnaissance de Jésus, Seigneur ?
Question difficile et redoutable. Il n'y a pas de recette !
Je souhaiterais simplement que la parole du
Christ parvienne à chacun à travers "le bruit et la fureur" de notre
monde : défi lancé à l'Eglise elle-même selon les paroles du pape François, défi
lancé aux Jeunes, aux femmes, aux chômeurs eux-mêmes, défi face aux drogues de
toutes sortes, à la violence, aux nombreuses désinformations, face à la paix dite
"impossible".
L'actualité de notre évangile, sa virulence
même font peur. Peut-être ressemblons-nous à ces camionneurs du vieux film
"Le salaire de la peur" : comment transporter dans la caravane
humaine l'explosif qui lui ouvrira l'accès à la Terre Promise sans faire sauter
le fragile et misérable camion dans lequel nous le véhiculons ? St Paul répondait : le trésor de l'Evangile,
nous le portons en nous-mêmes comme dans des vases d'argile, très fragiles, pour
que l'incomparable puissance qui se dégage de cet évangile ne soit pas de nous,
mais de Dieu !
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