samedi 28 janvier 2012

Souffrance !

4e Dimanche du T.O. 12/B

Aujourd’hui, c’est la “Journée mondiale des lépreux". Même si ce mal a fortement régressé, il sévit toujours ! De plus, en nos temps modernes, il y a de nouvelles formes de lèpres, aussi affreuses les unes que les autres ! Je resterai toujours marqué par un passage dans la “salle des mourants“ d’un grand hôpital de Paris. Je me rendais auprès de l’un d’entre eux qui mourut peu après. Et voir une douzaine de grabataires, séparés par de simples alcôves, avec la certitude de leur mort toute proche, est une profonde expérience de la présence du mal en notre monde, alors même que les bruits extérieurs, quoique assourdis, manifestaient la présence trépidante de la Vie !

Pourquoi tant de souffrances ? Pourquoi l’atroce maladie. Où donc est Dieu ?

C'est le cri interrogatif de l'homme malheureux, victime du destin ou de ses propres faiblesses, et souvent révolté contre Dieu ou doutant de son existence. Ne sommes-nous pas tous affrontés à l'éternel problème du mal ?
Et le mal a deux visages : le malheur et la méchanceté ; il est à la fois dans ce qui arrive (malheur) et dans ce qui surgit du cœur de l'homme (mal - péché).

"Je ne veux pas mourir !" s'écriait le peuple d'Israël rassemblé par Moïse. Et nous voyons Jésus, dans l'évangile, chasser l'esprit mauvais qui s'était emparé d'un homme. D'un côté l'angoisse devant la souffrance, la mort ; de l'autre, le combat singulier (en nous-mêmes) entre Dieu et Satan.

Les philosophes n'ont cessé de chercher une explication à la présence du mal. Aucune de leurs théories ne paraît convaincante. Il y a même un humour très noir quand Aristote lui-même définit le mal comme une absence de bien, un défaut d’être. Mais avec une simple rage de dent, je trouve que cette absence d’être est quand même très présente et peut fortement contrarier le sens de ma vie ! Et d’aucuns souscriraient facilement à cette réflexion du Dteur Rieux à l’abbé Paneloux dans “La Peste“ de Camus : “Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés !“.

Aussi, à défaut d'explication pleinement satisfaisante, demandons-nous plutôt s'il existe une solution au mal ?

Pour rassurer le peuple tourmenté, Moïse - nous l'avons entendu - avait reçu cette révélation : "Ils ont raison, dit Dieu. Et je ferai se lever un prophète comme toi ; je mettrai dans sa bouche mes paroles, et il leur dira tout ce que je lui prescrirai".
Et voici qu'au terme d'une longue espérance apparut le Messie promis, le Christ qui affirme : "Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance" (Jn 10,11).

En guérissant les malades, les aveugles, les perclus, il s'affirme déjà vainqueur de la souffrance ; en ressuscitant Lazare, il se révèle plus fort que la mort ; en chassant les démons et en remettant les péchés, il signifie sa domination sur l'Esprit du mal.

Mais tous ces signes ne sont encore que les préludes à la victoire définitive. L'Amour n'est souvent libérateur d’un l'esclavage qu'en l’assumant pour mieux le vaincre. Aussi, le Fils de Dieu s'est-il incarné jusqu'à revêtir notre chair douloureuse et mortelle, notre chair de péché, accomplissant de la sorte la prophétie d'Isaïe : "C'étaient nos souffrances qu'il portait, nos douleurs dont il était accablé... Il a été transpercé à cause de nos péchés... Et c'est grâce à ses plaies que nous sommes guéris" (Is 53,4-5).

Pourtant, dirons-nous, la victoire pascale de Jésus ne nous a libérés ni de la souffrance ni de la mort, et le péché de l'homme poursuit ses effroyables ravages. La souffrance apparaît toujours défaite, irréparable épuisement, usure sur laquelle ni la raison ni même la grâce n’ont beaucoup de prise. Assez rares sont ceux que Claudel appelle “des âmes agrandies dans des corps entravés“.

C’est vrai, apparemment, rien n'a changé après la venue de Dieu parmi nous. La morsure de la souffrance demeure aussi cruelle. Et pourtant, avec un souffrant, un Job de notre temps (Dostoievski), on peut dire : “La souffrance, je ne la comprends pas ; c’est vrai ; … seulement, … seulement, il y a Jésus”. Et désormais à la misère de l'homme répond la misère du Christ, “en agonie jusqu'à la fin du monde”, comme dit Pascal. Que l’on a raison de dire : “Dieu est couvert de blessures d’amour qui jamais ne se ferment”. Ces blessures, Dieu les reçoit sur toute la face de la terre : guerres, injustices, détresses, maladies… … Blessures de l’homme ! Donc, blessures de Dieu en Jésus Christ ! C’est la mystérieuse prophétie de Zacharie qui s’accomplit toujours depuis le Golgotha : “Ils regarderont vers moi, dit Dieu, Celui qu’ils ont transpercé“ (Za. 12.10), paroles que reprendra St Jean au pied de la croix (19.37).

Pascal, dans ses Pensées, s'agenouille longuement devant le “Mystère de Jésus” en son agonie ; car, en Jésus, le mystère de l'homme rejoint alors le mystère de Dieu au point de se confondre l'un dans l'autre, et aussi de s'éclairer l'un par l'autre. En prenant sur lui la souffrance de l'homme, en la prenant dans son altière profondeur, Jésus l'a ouverte à la présence infinie du Dieu d’amour, manifestée en son mystère pascal. Lorsque l’accablement et la révolte nous submergent, si seulement nous savions que c’est toujours le Christ qui, en nous, souffre…

Oui, chrétien, on ne peut que balbutier, mais avec foi : notre souffrance n'est plus seule, elle n'est plus sans écho, elle retentit jusqu'à la Croix du Christ. En fin de compte, devant toute souffrance - la nôtre ou celle d'autrui -, nous ne pouvons humainement que nous taire ou tout au plus, comme le fait St Jean au pied de la croix, indiquer du doigt le Souffrant de Gethsémani, l’Homme des douleurs. - Durant la dernière guerre, Elie Wiesel, emprisonné à Auschwitz, assistait avec ses compagnons d’infortune à l’exécution de plusieurs enfants. On souffla derrière lui l’éternelle et douloureuse question : “Où est-il ton Dieu ?“. Il n’eût qu’une parole en désignant les malheureuses victimes : “Il est là !“.

C’est alors, peut-être, qu’un doux et bienfaisant dialogue intérieur peut s’établir, car seul le “Serviteur souffrant” peut parler à un souffrant ; tout autre dialogue est souvent indécence, insolence. Lui seul peut faire comprendre à l’un de ces plus petits, de ces plus innocents qui souffrent cruellement que pour Dieu, depuis qu’il s’est fait homme souffrant, il n'y a aucun “déchet d’humanité” !

Car, devant le Christ en croix, le chrétien murmure d’abord et affirme ensuite avec force : les forces du mal avaient semblé l’anéantir lui-même. Mais il avait annoncé la fécondité du grain tombé en terre… Et c’est au moment où tout semblait fini pour lui que la contagion de sa vie va commencer de s’étendre vers les immensités de l’espace et des temps. Désormais, même devant la mort, beaucoup iront répétant, avec la force de la foi, qu’ils sont déjà des “ressuscités avec lui !”.

C'est la seule réponse qu'un disciple du Christ peut balbutier devant la souffrance et devant le mal, devant la mort ! Oui, avec le Christ, la mort elle-même n'est plus désormais le dernier mot de la vie, elle ne porte plus en elle l'angoisse du néant. Et depuis que la Passion de Jésus a concentré en elle toutes les douleurs humaines possibles, de la trahison jusqu'au sentiment de l'abandon, la souffrance offerte avec Jésus porte paradoxalement une valeur de vie par-delà toute mort ; elle peut même devenir béatitude : "Heureux les pauvres, les affligés, les persécutés... ". Elle devient passage, une pâque pour accéder à plus de paix, de lumière et de joie parfaite, un passage jusqu’à Dieu avec qui "il n'y a plus ni souffrance, ni larmes, ni mort" (Cf Apoc. 7.17 etc).

Quant au péché, ce mal de la conscience, il est, lui aussi, et du même mouvement, vaincu, au point que l'Eglise s'autorise à chanter : "O Heureuse faute qui nous a valu une telle rédemption !"

Point n'est alors besoin pour un chrétien de chercher une explication - si légitime soit-elle - au problème du mal, dès lors que nous savons, par la foi et l'expérience pascale, que ce qui nous paraissait absurde et scandaleux prend, si nous y consentons dans le Christ Jésus, le sens d'un combat toujours assuré de sa victoire.

Mais comme il est terrible d’y consentir à ce combat du mystère pascal. Il faut s’y reprendre à plusieurs fois comme le fit le Prostré de Gethsémani ; mais à chaque fois un peu plus de paix nous envahit et l’Esprit nous souffle un meilleur consentement qui nous fait déjà entrer avec joie en la Vie éternelle.

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