vendredi 6 janvier 2012

Epiphanie !

Epiphanie 2012

Des chameaux, des hommes aux regards pénétrants, des cadeaux somptueux, une étoile…! La scène nous accompagne depuis les émerveillements de notre enfance ! Et pourtant, si cet évangile paraît d'une simplicité charmante, il demeure un texte très savant qui se présente à nous comme une vieille tapisserie mise sur le métier depuis fort longtemps et restée encore inachevée. Pour poursuivre chrétiennement cette œuvre d'art, il nous faut la scruter jusque dans le détail pour y démêler les fils qui la composent et relever aussi certaines lisses, chaînes et nœuds d'importance !

- Il y a les fils d'or que le prophète Balaam, dix siècles auparavant, avait enfilé en annonçant qu'un astre se lèverait de Jacob pour en prendre le pouvoir : “Je le vois, mais ce n’est pas pour maintenant. Je l’observe, mais non de près : De Jacob monte une étoile. D’Israël surgit un sceptre…“. (Nb 24.17).
- Il y a les fils de pourpre que le prophète Michée avait déroulés en annonçant la naissance, à Bethléem, d'un Messie-Roi pour la Cité de David : “Et toi, Bethléem Ephrata…, de toi sortira celui qui doit gouverner Israël… Ses origines remontent à l’antiquité. Il fera paître ses troupeaux par la puissance du Seigneur, par la majesté du Nom du Seigneur son Dieu… Lui-même sera la Paix !“ (Mich. 5.1-4). Il était comme un nouveau Moïse, à l'image de celui que Pharaon avait voulu tuer, après avoir consulté les savants du temps.
- Il y a encore les fils d'argent qu'Isaïe avait discernés en entrevoyant la montée des chameaux et des richesses de l'Orient vers Jérusalem : “Mets-toi debout ! … Elle arrive ta lumière : la gloire du Seigneur sur toi s’est levée !... Les nations vont marcher vers ta lumière… Un afflux de chameaux te couvrira… Tous les gens de Sava viendront. Ils apporteront de l’or et de l’encens et se feront les messagers des louanges du Seigneur“ (Is 60.1…-6)

En cette tapisserie, vieille de dix siècles, Matthieu, à son tour, faisait apparaître la figure de Jésus, étoile divine, Messie promis, nouveau Moïse et Roi de l'Univers ! Et comme dans l'ouverture d'une symphonie, l'évangéliste souligne les thèmes qu'il va déployer tout au long de son récit :
- Jésus est bien roi, mais pas un roi temporel !
- Jésus est bien le Messie, mais non un Messie triomphant !
- Jésus est bien le nouveau Moïse, mais qui accomplira la nouvelle Pâque en sa propre mort !

Ainsi, Matthieu reprend tous les fils de la tapisserie, tous les fils du passé, mais pour tisser une figure nouvelle et discerner pour son temps et pour les temps à venir l'œuvre que Dieu lui-même veut achever !

"Où est le roi des Juifs ?", ce roi annoncé par les prophètes, demandaient les Mages. Matthieu le montre déjà à Bethléem
- en pensant que trente ans plus tard, une inscription au sommet d'un gibet le désignera : "Celui-ci est Jésus, le Roi des Juifs",
- en annonçant le "Roi de la fin des temps", le "Roi de l'Univers" !

Avec les fils que les différents prophètes avaient dévidés, Matthieu reconnaît la figure de l'enfant de Bethléem, pour prédire, à son tour, l'accomplissement du mystère du salut réalisé dans le mystère pascal :
- Déjà, les chefs des prêtres, les scribes restent enfermés dans leur savoir, dans leur pouvoir. Déjà ils condamnent Jésus !
- Les Mages, des païens cherchent un Roi d'origine divine et ils le reconnaissent comme plus tard cet autre païen, le centurion au pied de la croix : “Vraiment, cet homme était Fils de Dieu !“
- Le meurtriers des enfants de Bethléem (Saints-Innocents) annoncent les vignerons homicides, tandis qu'un prince, à Jérusalem, annonce un autre Hérode qui se moquera de Jésus, tout en le craignant !

Avec un art très subtil, tout en allusion, la tapisserie tisse les fils de l'avenir sur ceux du passé. Mais pourquoi cela ? Pourquoi ce déploiement d'images et de thèmes ? Comment ces fines allusions dont ce texte est brodé venaient-elles éclairer la situation des hommes de cette époque ?

Cet Evangile est né dans des communautés qui vivaient au nord de la Palestine. Et l’on sait qu’il y avait en Galilée et au nord de la Galilée une opposition assez forte entre chrétiens et Juifs, plus forte qu’en Judée (si bien que Egérie, par exemple, au 4ème s. ainsi que bien des pèlerins, encore à cette époque, n’osaient se rendre en cette région). Les Juifs devenus chrétiens - très minoritaires encore - étaient considérés par leurs compatriotes comme hérétiques. Ils étaient contraints de réfléchir pour s'expliquer à eux-mêmes qui était Jésus, pour l'expliquer à d'autres, pour pouvoir se défendre. Pour des hommes qui lisaient la Parole de Dieu dans la Bible, était-il raisonnable de jouer sa vie derrière le charpentier de Nazareth ? N'était-ce pas fou de quitter les chefs et les sages de la religion juive, pour entrer dans une secte qui se réclamait d'un condamné à mort ?

Alors, avec une audace géniale, ces chrétiens reprenaient la puissante aspiration de la tradition de leur peuple, pour affirmer sereinement : Jésus réalise bien ce qu’annonçaient les prophètes : nous sommes l'Israël nouveau ! Et pour le démontrer, ils reprenaient les textes avec les méthodes du temps : ce récit, avec ses détails - lieu, citations, personnages -, veut montrer que le Crucifié était bien le Messie attendu, le Roi-Sauveur annoncé, celui qui ouvrait les temps nouveaux. Ces chrétiens pouvaient affronter leurs détracteurs, persécuteurs juifs, car ils se voulaient fidèles au meilleur de leur tradition, en montrant son accomplissement.

De plus, si ces jeunes Eglises étaient attaquées de l'extérieur, elles connaissaient aussi - déjà ! - des crises internes. Beaucoup de païens se convertissaient également et entraient dans les communautés : fallait-il leur imposer les rites d'admission de la religion juive ? Comment aurait réagi Jésus devant ces problèmes nouveaux ? Notre page d’évangile donnait déjà une réponse qui élevait singulièrement le débat : pas de frontières pour Jésus, il vient appeler toute l'humanité... D'ailleurs les étrangers et les païens le cherchent dès sa naissance, alors que les responsables juifs n'ont qu'une méfiance crispée et bientôt criminelle.

Par ailleurs, l'astrologie tenait une grande place dans la société de l'époque. On consultait les astres avant les grandes décisions, individuelles ou publiques. On pensait qu'une étoile signalait la naissance des grands personnages. Matthieu en fait briller une à l'avant des Mages. Mais lorsqu'ils ont découvert Jésus, il n'en est plus question : ce “petit“ de la crèche sera la véritable étoile de l'humanité ; et les chrétiens n'auront plus désormais d'autres guides dans leur nuit.

Enfin cette page, aux apparences puériles, avait une résonance politique abrupte. Les Juifs espéraient encore le rétablissement d'un roi. Les chrétiens, eux, considéraient Jésus comme leur unique roi, et ils refusaient de lier Dieu avec le destin de la nation. (ce qui provoqua la grande scission entre Juifs et chrétiens, lors de la dernière révolte juive, en 135, menée par Bar Hokhba - nom qui veut dire “fils de l’étoile“ -) . Le texte le disait déjà à sa manière : Hérode n'est qu'Hérode ; le Roi de lumière, c'est l'enfant de Bethléem !

Et pour nous, après dix-neuf siècles, ce texte est-il parlant ? Il nous invite encore aujourd'hui à accueillir la nouveauté de Dieu sans nous crisper. Il nous invite à accomplir le meilleur du passé en inventant chaque jour l'avenir avec les ressources de la culture de notre temps. Saurons-nous trouver en Jésus l'étoile qui peut guider les hommes, au-delà de toutes les étroitesses individuelles et collectives, vers la justice, la paix, l'unité ?

Oui, cette page d'évangile est toujours actuelle, dans la crise de notre société et de notre Eglise, dans les divers remous de nos familles, de nos Communautés. C'est tous les jours que Dieu veut se manifester au monde ; c'est toujours l'Epiphanie discrète et décisive de Jésus.

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