30e Dimanche
du T.O. 13/C
Un jour, j'ai lu que prier, c'était dangereux !
Oui, prier comporte de grands risques : celui de s'isoler des autres, de
se tromper sur Dieu et de gâcher sa vie !
La parabole du pharisien et du publicain est une
parabole de combat.
On la croit rassurante parce qu'on se range du côté du
publicain - non sans pharisaïsme d'ailleurs -, alors que Jésus, en ce récit, a
l'audace de déclarer : la prière peut séparer de Dieu et des hommes !
"Deux
hommes montèrent au Temple pour prier.…!".
Le premier avait grande allure. Il faisait
partie des pharisiens, hommes pieux, exigeants, des modèles pour les Juifs du
temps, des "Justes" ! Mais alors, pourquoi la prière de ce Juste serait-elle
refusée ? Aurait-il oublié quelque faute ? La parabole ne le laisse nullement
entendre. Pas plus qu'elle n'insinue que le publicain fût meilleur qu'il ne le disait.
Non, c'est clair : le pharisien était un "pur", un vrai ; et le
publicain un de ces hommes véreux. Prier ne suppose donc pas une déclaration de
"bonne conduite". Heureusement ! Pourtant, on entend souvent : “S'il m'arrive tel malheur, c'est que je le
mérite sans doute ! - Si je ne suis pas exaucé, c'est que je ne suis pas assez
saint !"
Or, rien n'est plus faux. Ce ne sont pas des
bilans de moralité que Jésus confronte, mais deux attitudes à l'abrupt de
la prière… !
De plus, l'un savait prier ; et l'autre ne
savait guère. Le pharisien savait - ce que souvent nous ignorons - que
toute prière doit commencer par l'action de grâces. Faut-il le taxer
d'orgueil, de prétention, alors qu'il remercie Dieu d'être un honnête homme et
qu'il lui présente l'offrande de sa vie ? Ce serait trop facile, et nous
serions encore sur le terrain de la morale. - Non, ce n'est pas sur la façon
de prier que porte l'accusation de Jésus. Il sait trop bien - lui qui nous
a appris le "Notre Père" - que nous ne savons pas prier "comme
il faut" !
La faille est plus profonde, plus difficile à
déceler. Jésus va y porter le scalpel avec grande lucidité.
Dans l'homme qui semblait un modèle de santé
religieuse, il diagnostique le mal le plus irrémédiable : sa prière l'a
enfermé sur lui-même.
Il remercie Dieu d'être un bon pharisien. Il
"pose" son existence face à Dieu. Il ne sait plus que l'homme a
toujours à recevoir, à "renaître" de la bonté de Dieu. Ce n'est pas
pour rien qu'après cette parabole, Luc nous rapporte la parole de Jésus :
"Quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n'y entrera
pas ! " (18/17).
Or, le pharisien ne pense plus être un "enfant
de chœur". Il est un adulte installé à son compte dans les affaires de
Dieu. Il rend grâce pour son existence droite ; mais, ce faisant, il ignore
qu'il a toujours à recevoir sa vie, dans une pauvreté radicale, de la grâce
divine ; Il ne veut plus "renaître", tout accueillir de Dieu comme un
enfant. Dieu n'est pas, pour lui, celui qui surgit avec le visage de la
tendresse là où l'on attend celui de la justice. Dieu ne le surprend plus.
Le pharisien ne parle que de lui en parlant de Dieu. Sans le savoir, il refuse
Dieu.
Du même coup, il s'est "séparé"
également des autres. Il n'est pas comme le reste des hommes, et en
particulier comme ce publicain qui semble arriver juste à point pour fournir un
terme de comparaison. Sa prière déclare cette distance. Face aux hommes, comme
face à Dieu, le pharisien est installé à son compte. Il n'a pas besoin d'eux. Il
n'a plus à recevoir. Il a laissé derrière lui les hommes du commun. Il
refuse l'humanité.
Oui, la prière a ses risques : elle peut emmurer
en lui-même celui qui croit s'adresser à Dieu, elle peut bafouer Celui
qu'elle croit louer, elle peut piétiner la solidarité élémentaire des
hommes.
Mais alors, si la prière est à ce point dangereuse,
si elle risque de s'enliser dans un narcissisme qui s'ignore, mieux vaut se
contenter de vivre, sans s'aventurer dans ces zones spirituelles où dansent
tant de mirages ! Tout le monde ne peut pas faire de l'escalade vers l'oxygène
des sommets… de Dieu.
C'est vrai, mais tous ont besoin pourtant de respirer
pour vivre ! Le besoin est grand de dilater les respirations de l'homme. Non,
il ne faut pas renoncer à l'aventure de la prière !
Et cette aventure donnerait à la parabole de Jésus
un aboutissement heureux : "Le pharisien eut un frisson soudain et se
prosterna la face contre terre en disant : “Seigneur, aie pitié du pharisien
que je suis. Ah ! Je suis bien comme les autres hommes qui sont si aveugles à
regarder vers toi et à regarder leurs frères !”… Puis le pharisien se releva et
descendit au fond du Temple, à côté du publicain, pour partager son silence et
sa prière" ! La trajectoire de la prière, c'est toujours cette courte
distance du pharisien au publicain. Il suffit de quelques pas intérieurs, il
suffit de modifier son regard. Mais c'est déjà changer d'humanité et changer de
Dieu
Changer d'humanité ! Car, en nous-mêmes, que de manières de
s'isoler, de regarder de loin le reste des hommes ! Celui qui se met à distance
des hommes est déjà loin de Dieu.
Prier, c'est d'abord recevoir en soi le monde
entier, s'avancer vers Dieu avec tous les hommes dans son cœur, se mettre
"dans l'axe de la misère humaine". Que serait la prière de quelqu'un
qui oublierait tant de drames sanglants de par le monde, tant d'injustices et
de souffrances à côté de nous, tant de grandeur, de fragilité et de misère dans
notre humanité ? Est-il possible de prier sans entendre la voix de Jésus :
"J'ai eu faim, soif, j'étais malade, en prison... !". Prier, c'est
d'abord être avec tout le monde. Car Dieu, depuis l'Incarnation, habite la
foule des hommes. Prier, c'est partir en humanité. Et conséquemment peiner pour
changer l'humanité, autour de nous et en nous. Combien de saints ont compris
cette exigence, ne serait-ce Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus qui, n'ayant pas
quitté son cloître, fut déclarée "Patronne des missions" !
Et c'est aussi changer de Dieu ! Car la manière dont l'homme traite l'homme
atteint Dieu, et la manière dont l'homme traite Dieu atteint l'homme. Qui
détruit Dieu détruit l'homme ; et qui tue l'homme tue Dieu. Le pharisien,
établi loin des hommes, dressait devant lui l'image d'un Dieu qui lui
ressemblait : Dieu n'était pour lui qu'un "détour" pour ne pas sortir
de lui-même.
Quel Dieu nous donnons-nous lorsque nous prions ?
Pas facile de répondre ! Mais n'oublions pas le mot terrible d'un écrivain : "J'ai cessé de croire en Dieu le jour
où j'ai rencontré un homme meilleur que lui !".
Prendre le sentier de la prière, c'est percevoir
que Dieu est autre que l'image de Lui que nous secrétions nous-mêmes. Prier,
c'est consentir à la mort du dieu que nous avions habillé de notre propre
image.
Oui, prier, c'est "dangereux". La
prière est un combat à mort. Il faut que quelqu'un meure. Si l'homme tente
d'y maîtriser Dieu, de le ramener à lui, il y tue Dieu et son humanité. Ou
bien, c'est l'homme qui accepte de mourir, pour se prêter à l'invasion des
hommes, à l'invasion de Dieu.
Sans mourir, nous ne pouvons ni voir Dieu ni aimer
les hommes. Le combat de Jacob avec l'ange ne cesse pas dans la nuit de
l'histoire. La prière est cette aventure de mort et de vie entre les mains de
Dieu. Péguy le disait bien : ce qui fait le chrétien, ce n'est pas l'étiage, le
niveau de vie morale…, ce qui fait le chrétien, c'est qu'il donne la main ! A
Dieu et aux hommes tout à la fois !
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