dimanche 27 octobre 2013

Prier !

30e Dimanche du T.O. 13/C   

Un jour, j'ai lu que prier, c'était dangereux ! 
Oui, prier comporte de grands risques : celui de s'isoler des autres, de se tromper sur Dieu et de gâcher sa vie !

La parabole du pharisien et du publicain est une parabole de combat. 
On la croit rassurante parce qu'on se range du côté du publicain - non sans pharisaïsme d'ailleurs -, alors que Jésus, en ce récit, a l'audace de déclarer : la prière peut séparer de Dieu et des hommes ! 

"Deux hommes montèrent au Temple pour prier.…!".
Le premier avait grande allure. Il faisait partie des pharisiens, hommes pieux, exigeants, des modèles pour les Juifs du temps, des "Justes" ! Mais alors, pourquoi la prière de ce Juste serait-elle refusée ? Aurait-il oublié quelque faute ? La parabole ne le laisse nullement entendre. Pas plus qu'elle n'insinue que le publicain fût meilleur qu'il ne le disait. Non, c'est clair : le pharisien était un "pur", un vrai ; et le publicain un de ces hommes véreux. Prier ne suppose donc pas une déclaration de "bonne conduite". Heureusement ! Pourtant, on entend souvent : “S'il m'arrive tel malheur, c'est que je le mérite sans doute ! - Si je ne suis pas exaucé, c'est que je ne suis pas assez saint !"
Or, rien n'est plus faux. Ce ne sont pas des bilans de moralité que Jésus confronte, mais deux attitudes à l'abrupt de la prière… !

De plus, l'un savait prier ; et l'autre ne savait guère. Le pharisien savait - ce que souvent nous ignorons - que toute prière doit commencer par l'action de grâces. Faut-il le taxer d'orgueil, de prétention, alors qu'il remercie Dieu d'être un honnête homme et qu'il lui présente l'offrande de sa vie ? Ce serait trop facile, et nous serions encore sur le terrain de la morale. - Non, ce n'est pas sur la façon de prier que porte l'accusation de Jésus. Il sait trop bien - lui qui nous a appris le "Notre Père" - que nous ne savons pas prier "comme il faut" !

La faille est plus profonde, plus difficile à déceler. Jésus va y porter le scalpel avec grande lucidité.

Dans l'homme qui semblait un modèle de santé religieuse, il diagnostique le mal le plus irrémédiable : sa prière l'a enfermé sur lui-même.
Il remercie Dieu d'être un bon pharisien. Il "pose" son existence face à Dieu. Il ne sait plus que l'homme a toujours à recevoir, à "renaître" de la bonté de Dieu. Ce n'est pas pour rien qu'après cette parabole, Luc nous rapporte la parole de Jésus : "Quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n'y entrera pas ! " (18/17).
Or, le pharisien ne pense plus être un "enfant de chœur". Il est un adulte installé à son compte dans les affaires de Dieu. Il rend grâce pour son existence droite ; mais, ce faisant, il ignore qu'il a toujours à recevoir sa vie, dans une pauvreté radicale, de la grâce divine ; Il ne veut plus "renaître", tout accueillir de Dieu comme un enfant. Dieu n'est pas, pour lui, celui qui surgit avec le visage de la tendresse là où l'on attend celui de la justice. Dieu ne le surprend plus. Le pharisien ne parle que de lui en parlant de Dieu. Sans le savoir, il refuse Dieu.

Du même coup, il s'est "séparé" également des autres. Il n'est pas comme le reste des hommes, et en particulier comme ce publicain qui semble arriver juste à point pour fournir un terme de comparaison. Sa prière déclare cette distance. Face aux hommes, comme face à Dieu, le pharisien est installé à son compte. Il n'a pas besoin d'eux. Il n'a plus à recevoir. Il a laissé derrière lui les hommes du commun. Il refuse l'humanité.

Oui, la prière a ses risques : elle peut emmurer en lui-même celui qui croit s'adresser à Dieu, elle peut bafouer Celui qu'elle croit louer, elle peut piétiner la solidarité élémentaire des hommes.

Mais alors, si la prière est à ce point dangereuse, si elle risque de s'enliser dans un narcissisme qui s'ignore, mieux vaut se contenter de vivre, sans s'aventurer dans ces zones spirituelles où dansent tant de mirages ! Tout le monde ne peut pas faire de l'escalade vers l'oxygène des sommets… de Dieu.
C'est vrai, mais tous ont besoin pourtant de respirer pour vivre ! Le besoin est grand de dilater les respirations de l'homme. Non, il ne faut pas renoncer à l'aventure de la prière !

Et cette aventure donnerait à la parabole de Jésus un aboutissement heureux : "Le pharisien eut un frisson soudain et se prosterna la face contre terre en disant : “Seigneur, aie pitié du pharisien que je suis. Ah ! Je suis bien comme les autres hommes qui sont si aveugles à regarder vers toi et à regarder leurs frères !”… Puis le pharisien se releva et descendit au fond du Temple, à côté du publicain, pour partager son silence et sa prière" ! La trajectoire de la prière, c'est toujours cette courte distance du pharisien au publicain. Il suffit de quelques pas intérieurs, il suffit de modifier son regard. Mais c'est déjà changer d'humanité et changer de Dieu

Changer d'humanité !  Car, en nous-mêmes, que de manières de s'isoler, de regarder de loin le reste des hommes ! Celui qui se met à distance des hommes est déjà loin de Dieu.
Prier, c'est d'abord recevoir en soi le monde entier, s'avancer vers Dieu avec tous les hommes dans son cœur, se mettre "dans l'axe de la misère humaine". Que serait la prière de quelqu'un qui oublierait tant de drames sanglants de par le monde, tant d'injustices et de souffrances à côté de nous, tant de grandeur, de fragilité et de misère dans notre humanité ? Est-il possible de prier sans entendre la voix de Jésus : "J'ai eu faim, soif, j'étais malade, en prison... !". Prier, c'est d'abord être avec tout le monde. Car Dieu, depuis l'Incarnation, habite la foule des hommes. Prier, c'est partir en humanité. Et conséquemment peiner pour changer l'humanité, autour de nous et en nous. Combien de saints ont compris cette exigence, ne serait-ce Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus qui, n'ayant pas quitté son cloître, fut déclarée "Patronne des missions" !

Et c'est aussi changer de Dieu !  Car la manière dont l'homme traite l'homme atteint Dieu, et la manière dont l'homme traite Dieu atteint l'homme. Qui détruit Dieu détruit l'homme ; et qui tue l'homme tue Dieu. Le pharisien, établi loin des hommes, dressait devant lui l'image d'un Dieu qui lui ressemblait : Dieu n'était pour lui qu'un "détour" pour ne pas sortir de lui-même.

Quel Dieu nous donnons-nous lorsque nous prions ? Pas facile de répondre ! Mais n'oublions pas le mot terrible d'un écrivain : "J'ai cessé de croire en Dieu le jour où j'ai rencontré un homme meilleur que lui !".

Prendre le sentier de la prière, c'est percevoir que Dieu est autre que l'image de Lui que nous secrétions nous-mêmes. Prier, c'est consentir à la mort du dieu que nous avions habillé de notre propre image.

Oui, prier, c'est "dangereux". La prière est un combat à mort. Il faut que quelqu'un meure. Si l'homme tente d'y maîtriser Dieu, de le ramener à lui, il y tue Dieu et son humanité. Ou bien, c'est l'homme qui accepte de mourir, pour se prêter à l'invasion des hommes, à l'invasion de Dieu.

Sans mourir, nous ne pouvons ni voir Dieu ni aimer les hommes. Le combat de Jacob avec l'ange ne cesse pas dans la nuit de l'histoire. La prière est cette aventure de mort et de vie entre les mains de Dieu. Péguy le disait bien : ce qui fait le chrétien, ce n'est pas l'étiage, le niveau de vie morale…, ce qui fait le chrétien, c'est qu'il donne la main ! A Dieu et aux hommes tout à la fois !

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