dimanche 18 septembre 2011

Ton oeil serait-il mauvais... ?

25e Dimanche du T.O. 11/A

"Ton œil doit-il être mauvais parce que je suis bon ?" - L'évangile des "ouvriers de la onzième heure" nous rappelle un des paradoxes et l'un des scandales les plus importants de notre foi.

- Le paradoxe : Dieu a accepté d’être vaincu par l'homme. C'est clair dans la parabole comme dans le combat de Jacob avec l'ange : "Voyant qu'il ne pouvait pas le vaincre" (Gen. 32.26), dit le texte biblique en parlant de l'Ange en face de Jacob. Et dans la parabole d'aujourd'hui, il y a un aveu fait par Dieu lui-même de la consistance de notre liberté : l'homme peut utiliser même la bonté de Dieu pour le refuser : "Ton œil doit-il être mauvais parce que je suis bon ?"

- En face de ce paradoxe, un scandale, le plus terrible qui soit : celui du mal, ne serait-ce que ce mal social qu’est le chômage qui engendre trop de malheurs ! Comment affirmer la bonté de Dieu devant le mal partout présent ? Ce mal que voudrait effacer la rigueur d’une justice distributive, mais souvent impuissante, et qui cependant, avec la parabole, donne facilement occasion d’accuser Dieu lui-même de partialité, de despotisme, d’injustice ! Terrible question toujours renaissante ! Et, là, il faut rester extrêmement modeste. On ne peut proposer que quelques bribes de la pensée chrétienne de tous les siècles.

Car on peut dire... bien sûr... on peut dire :

- Et d’abord : car il faut, une bonne fois, commencer par un constat simple. Nous avons tous le rêve d'une création parfaite. Or c'est une idée irréelle ! Il n'y a pas d'univers parfait ! S'il existait, cet univers, mais il serait Dieu lui-même. Un exemple peut nous aider à comprendre : c'est aussi contradictoire de vouloir un univers parfait que de vouloir une vitesse infinie. Il y aura toujours une plus grande vitesse. Ainsi de la création. S'il y a une création et qui n'est pas Dieu Parfait, elle est forcément limitée. Oui, on peut dire, il faut dire cela, avec certains philosophes ! Même si cette explication est elle-même limitée !

- On peut encore ajouter, bien sûr : Il est laissé à notre liberté de suppléer aux limites inévitables du réel, aussi scandaleuses, voire insupportables que nous apparaissent parfois ces limites. C'est la splendeur de notre possibilité de créer. Nous avons un pouvoir du meilleur, un pouvoir de nous dépasser pour faire grandir la création. Dans le domaine social comme avec les découvertes de la science (ne serait-ce que dans le domaine de la médecine). Dieu nous a confié ce pouvoir de perfectionnement, en quelque sorte. Et c'est du domaine de notre liberté, cette possibilité de choisir un "plus", un davantage. Oui, on peut dire, il faut dire cela encore !

- A cela, on peut, il faut ajouter encore une autre réflexion. Car cette liberté dont nous jouissons, il faut reconnaître que nous l'utilisons souvent très mal. Là, nous sommes nous-mêmes défaillants. Personne n'aura vraiment rempli sa "feuille de route", personne ne peut prétendre avoir accompli le "contrat".

Ainsi donc, premier constat : les limites obligatoires au monde créé. Un deuxième : une liberté, notre liberté créatrice. Et le troisième tient en un mot : Solidarité. - Car c'est vrai, par ma faute, il y aura une partie du plan du monde qui n'aura pas été rempli ; cependant, la "Communion des Saints" y supplée et y suppléera. A chaque époque, il a y toujours, il y aura toujours des Vincent de Paul, des Sr Emmanuelle et des Mère Térésa qui se lèvent pour accomplir ce que je n'aurais pas fait. Nous ne sommes pas seuls, nous faisons partie de la Famille humaine, et c'est le formidable miracle du dépassement de soi pour les autres, de la "Communion" entre les hommes!

Oui, on peut dire tout cela. On pourrait ajouter : même un non-chrétien peut éventuellement dire cela. On appellera peut-être cette solidarité autrement que "communion des saints", mais c'est bien la raison de tout effort humain : apporter sa pierre à l'édifice du monde.

C'est vrai ; et c'est là, justement, que demeure une ultime question, la plus terrible : car si, finalement, j'admets, pour tout cet édifice de l'univers créé, et ses limites obligatoires, et notre liberté créatrice mais défaillante, et notre solidarité difficile, si j'admets bien tout cela, il reste cette question fondamentale : mais pour quoi fallait-il tout cet édifice lui-même ?

Émerge alors en nous-mêmes non plus seulement le scandale du mal mais celui de l'existence de ce monde lui-même, formulé parfois jusqu'à la limite de la révolte par l'homme : "Si le monde, dit un romancier, si le monde permet le supplice d'un enfant par une brute, je ne m'oppose pas à Dieu mais je rends mon billet. Laissez-moi m'enfuir de ce monde. Car que vaut cette harmonie où il y a un tel enfer ? Je ne veux pas qu'on souffre davantage. Je me hâte donc de rendre mon billet d'entrée dans un tel monde. Non que je ne veuille pas qu'il y ait un Dieu éventuellement, mais très respectueusement, je lui rends mon billet d'entrée dans un tel monde !" C'est peut-être aussi le cri de chacun de nous lorsqu'il a envie de fuir devant le mal.

Ici, nous sommes à l'ultime question : devant la souffrance de l'innocent, je reste totalement désarmé. Et je constate bien que la révolte n'arrange rien : le mal ne peut être combattu avec les armes du mal, c'est évident. Mais alors, je reste avec mon interrogation suppliante, avec ma question angoissée, celle de Job : "Pourquoi, pour quoi, Seigneur?"

Alors, ici, chacun de nous est invité, par la voix qui a lancé les mondes et les univers, à entrer dans ce murmure où c'est Dieu lui-même qui, vaincu par l'homme en quelque sorte, où c'est Dieu lui-même qui, en quelque sorte, se confesse. Mais il ne se confesse que si nous nous confessons nous aussi. Il ne se confesse que sur la Croix et, nous, au pied de la Croix. Il se confesse en prenant la souffrance du monde ; nous nous confessons en lui remettant notre souffrance. La rencontre ne peut avoir lieu que là, à la Croix. L'étape ultime n'est plus seulement une réponse, c'est une présence. Là, il a pris sur Lui le mal jusqu'à l'agonie et le supplice. Là, il a rempli par sa présence notre supplication.

Et désormais, chaque fois que, devant le mal, vous entendez une voix demander : "Où est Dieu?", chaque fois que votre corps, que votre cœur, que votre esprit est écrasé et qu'il redemande : "Où est Dieu maintenant ?", et chaque fois que l'obscurité fait naître à nous tous la question : "Où est-il donc?", sachez que depuis le Jardin des Oliviers, que depuis le Golgotha, que depuis le gibet du Calvaire, on peut entendre, on a le droit d'entendre, venue de notre souffrance elle-même, la seule réponse : "Il est ci, sur la Croix, dans le mal du monde !"

Oui, sans doute, il y a bien une réponse notionnelle au problème du mal. Mais elle est insuffisante. "Pourquoi, Seigneur, pour quoi ?" Seul l'amour peut pressentir l'ultime réponse : les limites obligatoires du créé, l'échec possible de notre liberté, la faillite éventuelle de notre solidarité, tout cela n'a de sens que parce que toute cette création limitée nous permet cependant d'exister et nous destine à nous rendre semblables à Dieu, à nous unir à Lui, à nous perdre en Lui. L'univers serait bien une farce atroce s'il n'était pas destiné à nous rendre capables de nous unir à Dieu !

Et pour atteindre ce but, Dieu lui-même, en Jésus-Christ, comme vaincu paradoxalement par Jacob, par Job, par l'homme souffrant de tous les temps, Dieu est venu, en quelque sorte, se confesser à lui de l'imperfection obligatoire de ce monde créé qui nous donne cependant d'exister. Et cette confession amoureuse, il l'a faite dans la souffrance partagée, sur la Croix, portant sur Lui le mal pour nous en sauver : Lui, de condition divine, il s'est fait homme créé, il s'est anéanti pour nous élever, pour que l'homme devienne Dieu.

Et nous adhérons à ce plan divin qu'en suivant son exemple, en venant au pied de sa Croix pour confesser, à notre tour, le mal qui est en nous, en le lui offrant pour qu'il le purifie dans sa souffrance partagée, et qu'en le purifiant sur sa Croix, il nous élève jusqu'à sa gloire ! C’est tout le sens du sacrement de réconciliation malheureusement si oublié.

En refusant l'idée de se confesser, c'est comme si on refusait définitivement la seule réponse au mal parce qu'on refuse alors la possibilité même de l'attirance de Dieu qui est venu partager nos limites, nos souffrances, par amour, pour nous en libérer. On refuse alors qu'il puisse nous aimer.

Puissent ces quelques balbutiements sur une question si présente mais si difficile pour notre entendement humain, nous faire percevoir, du moins, la justesse de la confidence pleine de tendresse de Notre-Seigneur : "Faut-il que ton œil soit mauvais parce que je suis bon ?"

Aucun commentaire: