3ème
Carême 16/C
Aujourd’hui, les deux lectures nous parlent
de Moïse, de son aventure humaine et
spirituelle tout à la fois.
Evoquons cette grande figure du peuple
d'Israël - son fondateur ! -.
Moïse doit fuir… dans le désert de
Madian (nord-ouest
de l’Arabie).
Il fuit, expliquera l’Apocalypse, cette grande cité qu’on nomme symboliquement
Egypte, "là même où le Seigneur a
été crucifié” (Apoc.
11.8).
C’est dire que Jérusalem s’est comporté parfois comme l’Egypte. C'est dire que
tout homme peut être un "égyptien" qui veut anéantir le peuple de
Dieu ! L'histoire de Moïse n'est donc avant tout qu'une évocation
transhistorique du monde dans lequel nous sommes et dont Jésus a dit :
“Vous êtes dans le monde, mais vous
n’êtes pas du monde” (Cf. Jn 15.9 etc.)… -
Il faut en sortir, fuir ce monde qui nie
Dieu et qui nous rend alors si facilement esclaves comme les Hébreux en
Egypte, destinés pourtant - et nous avec eux - à une fécondité :
cette mission déjà donnée à Adam et Eve : “Soyez
féconds” (Gen
1.28).
Et voilà qu’on les contraint à une production de plus en plus
grande : faire des briques et encore des briques. Toujours ce dessein orgueilleux
de l’homme dès le début de la création : “Faisons
des briques, cuisons-les au four ; et nous bâtirons une tour dont le
somment touche le ciel” (Gen. 11.3). C'est toujours - et actuellement encore -
le mythe païen de Prométhée qui voulait être comme Dieu ! C’est le péché par excellence.
Dans le texte, à propos de Moïse, il y a,
en filigrane, un jeu de mot entre servitude (avdout) et service
de Dieu (avoda). Autrement dit, il faut toujours s’appliquer - pour être dans
le monde, mais non du monde - à passer de la servitude au service. C’est
en servant Dieu qu’on redevient véritablement libre - St Paul le soulignera -.
C’est en méconnaissant Dieu qu’on tombe dans l’esclavage de la production. “Faire
des briques !” : C’est le symbole de la production de l’esclavage qui
s’oppose aux épanouissements de la fécondité à laquelle Dieu nous appelle, lui
qui nous a créés “à son image et
ressemblance”.
Moïse doit fuir… pour passer de la
production à la fécondité.
Mais, dans le désert de Madian où il
fuit, Moïse a soif - comme Jésus au bord d’un puits, comme Jésus sur la
croix : “J’ai soif”, comme
chacun de nous souvent dans le désert du monde -.
Moïse a soif ; et il arrive près d’un
puits.
Savez-vous ce qui se passe près des puits, dans la Bible ? C’est là que les
femmes viennent puiser l’eau. Alors, près des puits, souvent, il se passe des
histoires d’amour. - On aurait tort d’en rire. Les Pères de l’Eglise aimaient
les reprendre, car toutes ces histoires culminent dans la rencontre de Jésus et
de la Samaritaine au puits de Jacob.
Dès lors, toutes les histoires d’amour,
aujourd’hui encore, doivent se développer auprès de celui qui a dit : “Je suis l’eau vive, la vraie source”.
D’ailleurs - chose très rare -, dans le texte, on écrit avec précision : “le
puits” (avec
l’article - Ex.
2.15 -), alors qu’on ne
connaît pas le nom du lieu, et comme s'il
n'y avait qu'un seul puits ! C’est donc déjà “le puits"..., le
puits d’éternité.
Et c’est ainsi que Moïse, près du puits, -
ce "puits d'éternité" - épousa Çippora, Ils eurent un fils,
Guershôm”, qui veut dire : “Emigré-là”. Nous sommes tous des émigrés,
diront St Pierre (I
P 2.11)
et St Paul (Col
1.21).
Mais Dieu nous aide non à produire, mais à être féconds de
semences de vie éternelle dans et par l’amour de Dieu, du Dieu de toute
alliance !
Moïse doit fuir. Et il y a cet
épisode extraordinaire du buisson ardent. “L’ange de Dieu apparut (littéralement fut vu) dans une flamme
de feu. Moïse vit. Le buisson ne se consumait pas. Alors, il se
dit : Je vais faire un détour pour voir cette vision
étrange. Et Dieu vit qu’il faisait un détour pour voir” (Ex 3.2sv). En quelques mots,
il y a une répétition importante du verbe “voir”. C'est qu'il s’agit toujours -
et surtout avec Jésus - de “voir
celui qui nous voit sans cesse”. Souvent dans les évangiles, il est noté
qu'on cherchait à voir Jésus, comme Zachée (Lc 19.2) et bien d'autres (Jn 12.21). Et Jésus lui-même
dira : “Qui me voit, voit le Père” (Cf. Jn 14.9). Ne nous
détournons jamais de notre destinée : voir Dieu ! Déjà ici-bas - comme
dans un miroir (même mauvais), dira St Paul (I Co. 13.12) - et pleinement en notre jour
d’éternité.
Moïse doit fuir … la servitude de
la production ; et il fait un détour pour voir… Dieu voit qu’il fait
un détour pour voir. Ne nous étonnons pas : il nous faut parfois, nous
aussi, faire bien des détours - difficiles, souvent - pour être sur la
trajectoire de Dieu qui passe et qui voit.
En ce cas, la curiosité est une
bonne chose ! Si Moïse n’avait pas été curieux, il ne se serait rien passé !
Chercher à voir ! St Thomas d'Aquin parle d'une bonne curiosité -
"studiosité", dit-il plutôt pour l'opposé à la mauvaise curiosité -, une
bonne curiosité - studiosité - qui s'applique aux choses de Dieu et qui
consiste, si je puis dire, à fouiller les coffres du Saint-Esprit ! (Iia IIae 167).
Chercher à voir ! Ce n’est pas que Dieu ne soit pas là où nous
sommes. Non ! Dieu est partout ! Même une fourmi n’existerait pas si
Dieu ne donnait l’existence à chaque instant par une création permanente. Ce
n’est pas Dieu qui n’est pas là ; C’est nous qui sommes absents. Tous,
nous sommes plus ou moins malades de cette maladie dont parlait Pascal : le
divertissement. Nous pensons à tout, sauf aux choses importantes, sauf...
à Dieu ! C’est un peu ennuyeux parce que, par le divertissement, nous
perdons du temps ; et à force de perdre du temps, on perd sa vie. (Et nous
n’en avons qu’une !).
Moïse doit fuir … Pour voir
véritablement, il fait un détour dans le désert, c'est-à-dire dans un endroit aride,
difficile, dur ! Mais n'est-il pas dit aussi que dans le désert la voix de
Dieu retentit : “Je l’attirerai au
désert, et je lui parlerai au cœur”, dit Dieu par le prophète Amos au sujet
de son peuple (2.16). Là encore, il y a
une assonance voulue : au désert (mitbar), je parlerai (dibarti). Dieu qui parle
au cœur dans le désert, dans notre désert ! Et Isaïe de proclamer
: “Une voix crie : dans le désert,
frayez le chemin de Dieu !” (40.3).
Oui, dans le désert, on n'entend que le
silence, mais parfois un silence qui est présence de Dieu, comme ce fut le cas
pour le prophète Elie : il entendit dans le désert de l'Horeb où il fuyait, lui
aussi, "le bruissement d'un souffle
ténu" (litt.
"comme l'éclatement d'un silence"). C'était Dieu qui passait ; il venait
s'entretenir avec son prophète qui, est-il dit, était "passionné pour le Seigneur, Dieu des puissances" (I R. 19.14). Si l’un de vous
est dans un désert, que Dieu lui inspire un détour pour mieux l’entendre !
Car toujours, nous sommes interpellés par
Dieu pour faire un détour qui consiste à passer du paraître à l’être. Au
fond, nous vivons tous au plan artificiel du paraître, nous jouons tous des
comédies. Or Dieu est “Celui qui est” -
“Je suis celui qui suis... Tel est mon Nom”. Alors pour être sur la
trajectoire de Dieu qui passe, il faut un minimum de ressemblance avec lui qui
est l’Etre. Etre ce que l’on est. Etre ! C’est alors que la rencontre se
fait…! Car Dieu nous prend, comme Jésus le fit avec ses apôtres, tels que nous
sommes et là où nous en sommes. Il n’attend pas notre perfection.
Et au désert, si nous faisons un détour
pour "être" véritablement, alors Dieu descend pour faire monter :
“Je suis descendu pour faire monter ce
peuple vers une terre fertile…” (Ex 3.8). Voilà encore une caractéristique de
Dieu : il descend pour nous rencontrer et nous faire
monter : “Lui de condition
divine, dira St Paul, il est
descendu, devenant semblable aux hommes… Aussi Dieu l’a exalté, l’a fait
monter…” (Phil.
2.6).
C’est avec Jésus que Dieu veut nous faire monter… vers Lui !
Et c’est alors que nous découvrons
Dieu : “Je suis celui qui est”
dit-il. C’est, dit-on, difficile a traduire. C'est une expression hébraïque
contenant la racine du verbe "être", si bien que l'on peut traduire
indifféremment : Je suis qui j’ai été, qui je suis - ou - qui
je serai… ! Peut-être que cette réponse ambiguë sur le "Nom de Dieu"
n'est finalement, en quelque sorte, qu'une fin de non-recevoir : "Mon Nom" ?,
dit Dieu, tu le sauras bien : pour le moment, marche ! Et au fur et à
mesure que tu mettras un pied l’un devant l’autre dans l’existence, tu
découvriras que “Je suis” avec
toi ! C’est pourquoi Jésus reprendra : “Je suis ! Je suis le pain, l’eau vive ; je suis la voie, la
vérité, la vie". Le Seigneur avec vous, avec nous ! "Dominus
vobiscum !". On découvre Dieu tout au long de l’existence, dans la
banalité de nos actions quotidiennes.
Aussi, avec cette grande figure qu'est
Moïse, retenons surtout : Dieu “qui
est” n’a pas besoin de paraître. Et si nous ne faisons pas un
petit détour - c’est le temps favorable, en Carême -, si nous vivons seulement
au plan du paraître, nous risquons de dire que Dieu n’existe pas
vraiment ! Alors que c’est nous qui sommes distraits ! C'est nous qui
sommes dans le "divertissement" !
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