3ème
Dimanche de Pâques 2014
“Tu
es bien le seul à ignorer les événements de ces jours-ci”, disent, tout
étonnés, les disciples d'Emmaüs à l'inconnu qui vient de les rejoindre sur la
route. Eux, ils n'ignorent pas ces événements. Ils savent. Mais ont-ils
compris ? Savoir n’est pas toujours comprendre !
Aussi, ces deux hommes sont désespérés. Car
ils n’ont pas encore compris ! Ils ne savent qu’une chose : une
fois de plus, sur notre terre, le bien a été vaincu par le mal. Ce prophète qui
avait éveillé en eux le meilleur de chacun, ce compagnon des dernières années
en qui ils avaient cru reconnaître l’Envoyé de Dieu, ce Jésus a échoué
lamentablement.
La logique implacable du mal avait fait son
œuvre, comme aujourd'hui encore, dans tous ces attentats meurtriers, ces
guerres civiles et tous les conflits divers qui empoisonnent la vie. Que leur
reste-t-il sinon de retourner à leur existence monotone, sans avenir, sans
vraie joie, sans printemps ?
Et nous, deux mille ans plus tard, avons-nous
mieux compris ?
Pour percevoir le sens du Vendredi saint,
pour comprendre la lumière qui rayonne de la croix ténébreuse du Golgotha, il
faut nous souvenir pour bien comprendre ; il faut nous souvenir, nous aussi, du
Jeudi saint, comme ces deux disciples, - une fois réchauffés par la parole de
l'inconnu -, le feront dans l'auberge d'Emmaüs ! Il faut se remémorer : La
veille de mourir, Jésus prit du pain, le rompit et le donna à ses
disciples... C'est à ce geste-là que les disciples d'Emmaüs comprirent et
le reconnurent ! - Et nous-mêmes comprenons-nous vraiment ce geste que nous
refaisons chaque dimanche, voire chaque jour ?
Le pain rompu au Cénacle la veille de sa
mort est bien plus qu'un souvenir laissé par Jésus. Il est la clé de tout.
En rompant le pain, Jésus manifeste qu'il sait où il va. Il prend sa vie en
main et part à la rencontre de ce mal qui, au jardin des Oliviers, va le
terrasser d'angoisse.
Il aimera jusque-là ; il aimera en
voulant rejoindre l'homme au plus profond de l'absurde, cette mort, le mal par
excellence. Il ne fuira pas ; il continuera à aimer quand le mal s'acharnera. Il
ira lui-même, librement, au-devant de la mort. Il n'expliquera pas le mal ; il le
remplira de sa présence divine ! "Ma
vie, disait-il, personne ne me
l'enlève, mais je m'en dessaisis de moi-même !" (Jn 16.18). C'est lui qui
offre sa vie avant même qu'on veuille la lui prendre ! Parce que “Il n'y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux qu'on aime”, le Jeudi saint, Jésus s'engage à
donner sa vie. Quand, le vendredi, les soldats mettent Jésus en croix, il n'y a
plus rien à prendre : sa vie est déjà donnée. Avec une grande liberté, il a
donné sens à ce qui semblait absurde.
C'est lui qui domine la mort ; ce n'est pas
la mort qui le domine, parce que la vie, "j'ai
le pouvoir, dit-il encore, de m'en
dessaisir ; et j'ai le pouvoir de la reprendre" (Jn 16.16).
Oui, le Jeudi saint permet de comprendre
le Vendredi saint. Si Jésus est là, sur la croix, ce n'est pas tant une
bavure policière, un échec de plus dans la sombre actualité quotidienne ; c'est
bien davantage, déjà, une victoire : celle de l'amour qui rejoint l'homme là où
il en est, afin de le guérir totalement..
Les artistes de tous les temps l'ont bien
compris, eux qui ont su faire d'un instrument de supplice une œuvre d'art. Dans
les premiers temps de l'Eglise, ils ne représentaient pas le Christ souffrant !
Non seulement parce qu'ils savaient, eux, mieux que nous aujourd'hui,
l'atrocité d'un crucifié, mais surtout parce qu'ils apercevaient la beauté
au cœur même de la souffrance, la lumière dans les ténèbres. Ils devinaient
dans le gibet de la croix le trône de l'amour rédempteur. C'est le sens, me
semble-t-il, de la croix qui a été récemment érigée en notre cathédrale du
Mans.
Les apparitions, celle d'Emmaüs et les
autres, permettent de comprendre pourquoi le tombeau était vide. Elles font percevoir
que l'histoire d'amour, - cette histoire de charité divine - commencée avec
Jésus, se poursuit : “L’amour ne
passera pas”, dira St Paul. Jésus n'est plus de ce monde, mais il est
toujours avec eux, avec nous : “Je suis
avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps”.
Et c’est en voyant Jésus prendre à nouveau
le pain et le rompre - signe de sa présence, signe de son amour - que les
disciples d'Emmaüs comprennent : la vie “se boucle” non pas dans la mort,
mais dans un ailleurs, dans un au-delà de la mort, en Dieu. La mort n'a pu
garder sa proie, l'amour est plus fort que le mal.
Et du même coup, ils comprennent : s'ils
veulent participer à cette victoire, il leur suffit de faire de même, en
mémoire de lui : prendre leur vie en main et la donner. Et dire eux
aussi : “Prenez, ceci est mon corps,
ma vie… livrée par amour !”.
Un jour, Raoul Follereau, l'apôtre des
lépreux, visitait une léproserie : des malades étaient là, abandonnés à
eux-mêmes, seuls, sans espoir et sans but. Il remarqua cependant l'un d'eux qui
avait l'air vivant et heureux. Il chercha à découvrir le secret de son sourire.
C’est alors qu’il vit un petit visage de
femme, gros comme le poing, apparaître par-dessus le mur de la léproserie. “C'est ma femme, déclara notre lépreux. Elle n'a pu me soigner au village, mais elle
ne m'a pas abandonné pour autant. Chaque jour, elle vient me voir. Par elle,
je sais que je suis vivant !”.
Jésus est apparu par-dessus le mur de la
mort. Il apparaît chaque jour : “Ceci
est mon corps. Prenez. Je suis avec vous… pour vous donner ma vie…!”. Grâce
à lui, les disciples savent qu'ils sont vivants, des vivants pour toujours !
Ils peuvent continuer à vivre dans cette “vallée de larmes”, dans ce camp
retranché de la mort. Ils ne sont plus seuls. Déjà, le Vivant les anime de sa
vie.
Dans l'auberge d'Emmaüs, la vie des deux
disciples a basculé. Il fallait tout reprendre à neuf. Et cette relation avec
Jésus, le Vivant, va leur donner toutes les audaces. Avec lui, ils suivront le
même chemin, celui qui traverse la mort pour rencontrer la Vie. Ils
mettront leurs pas dans les pas de celui qui a fait une brèche dans
l'impossible apparent, dans le mur de la mort. Jésus est comme ce personnage de
la "Divine Comédie" de Dante qui affronte les ténèbres. Il tient une
lampe à la main, mais c'est dans son dos qu'il la tient pour éclairer ceux qui
le suivent
Bien plus, les disciples d'Emmaüs n'ont pu
garder cette "Bonne nouvelle" rien que pour eux. Il fallait que, sans
tarder, ils aillent la dire aux frères de Jérusalem. Ainsi est née l'Église.
L’Eglise n'est pas une institution, une de plus - avec des codes de conduite
plus ou moins nombreux et que certains semblent vouloir amplifier - ; l'Eglise est
une amitié qui se poursuit avec Jésus et qui unit les compagnons dans une même
joie, celle de la Résurrection. Ceux que la tourmente du Golgotha avait
dispersés sont à nouveau réunis et Jésus est présent au milieu d'eux.
Aujourd'hui comme hier, notre Église passe
par des moments difficiles, d’incertitude. Avec le pape François, sachons
redécouvrir la "joie de l'Evangile",
la joie de la "Bonne Nouvelle du Ressuscité. !I y a urgence : sans cesse,
il faut “rebâtir l'Église”, comme
disait Jésus à François d’Assise.
Les apôtres et leurs successeurs ont bâti
cette Église tellement ils ont été bouleversés par la nouvelle de Pâques. Il
nous faut poursuivre cette œuvre, retourner à Jérusalem pour y retrouver nos frères
en partageant avec eux le Pain du Christ.
Notre première tâche de croyant est de
“faire Eglise”, d'une manière ou d'une autre. L'individualiste avec ses préoccupation
égocentriques ne peut être chrétien ! Il faut sans cesse "rebâtir
l'Eglise", "faire Eglise" pour être signe qu'un monde fraternel
a commencé sur les dépouilles de la mort. “L'empire
romain ne se serait pas converti, a-t-on écrit, si les premiers chrétiens ne s'étaient pas tant aimés et réunis”.
Certes, l'Église restera toujours ce vase
fragile, dont nous nous plaignons parfois, que nous critiquons, mais qui
cependant est porteur d'une "Bonne Nouvelle" capable de rendre l'espérance
à tous les hommes. Qu'attend en effet notre humanité sinon d'être débarrassée
du mal et de la mort ? En Jésus Christ, c'est déjà chose faite. A
nous de lui laisser remporter cette victoire dans nos existences.
Avec le Christ ressuscité, pour la première
fois dans l'histoire des hommes, un cimetière a commencé à se vider, la mort a
dû lâcher sa proie, une tombe a été ouverte par la vie. Le Christ est vivant et
il fait de nous des ressuscités. Soyons de ces communautés chrétiennes dont
l'unité est une permanente parabole de ce monde nouveau, né de cette victoire
inouïe de la Vie. Alléluia !
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