mardi 6 mars 2012

Là où Dieu "pleure en secret" !

Carême 1. Mardi (Isaïe 1.10sv)

La première lecture est le début du livre d’Isaïe, d’“Isaïe, le Grand“ suis-je tenté de dire. Car Isaïe est un grand Seigneur qui fréquente les Puissants de son époque ! C’est un fin diplomate dont le langage se manifeste en notre lecture : “Venons et discutons“, dit Dieu comme pour améliorer un traité, le traité de l’Alliance avec son peuple !

De plus, Isaïe a eu, au cours d’une vision dans le temple, la révélation de la transcendance de Dieu. Dieu, toujours premier ! C’est l’enseignement théologal qu’il tiendra constamment près de la petite source de Gihon, en contrebas de la Cité de David. De cette source, il fera creuser le fameux “canal d’Ezéchias“ pour alimenter la piscine de Siloë ; Il accompagnera les travaux de ses discours de grande foi au Dieu Sauveur, dans un style éclatant d’images et de poésie. Il est le grand “classique“ de la Bible, comparable à notre Bossuet qui, lui non plus, n’hésitait pas à sermonner les dignitaires de Versailles et le “Roi-Soleil“ lui-même !

Ainsi, notre “Bossuet biblique“ n’hésite pas à traiter rois et dignitaires de “chefs de Sodome“, et tout Israël de “peuple de Gomorrhe“. Rien que cela ! Accusation très lourde ! Car, dans la tradition biblique, quand on parle de Sodome, une image vient aussitôt à l’esprit exprimée par un mot terrible : “mahapekat sedom“ (= le “bouleversement de Sodome“) : face aux péchés des hommes, la terre s’est comme “retournée“, “renversée“, “révulsée“ (“hephek“ - Cf. Gen 19.25 ; Dt 29. 22). Car il y a comme une solidarité entre l’homme et la terre (entre l“Adam“ et l’“adama“). Voilà pourquoi Sodome et Gomorrhe se situent au point le plus bas du globe !!! Terre d’enfer inhabitable !

Etait-ce là un châtiment divin. Longtemps, on l’a pensé fermement !

Mais vint le prophète Osée qui met en doute cette logique du châtiment. C’est vrai, semble-t-il dire d’abord : à la vue des péchés des hommes, le cœur de Dieu s’est comme “retourné“ (même mot que pour Sodome : “hephek“) ; aussi, la terre elle-même fut “retournée“ (“hephek“) ! Cependant, il met en doute cette logique facile en affirmant (cf. 11.8sv) que le Seigneur renonce définitivement à un tel châtiment, car Dieu, lui, est “Saint“.

Autrement dit, Osée ne contredit pas la pensée courante de ses contemporains : Dieu récompense justes et châtie mécréants. Cependant il “met un bémol“, si je puis dire. Il fait une grande avancée dans la réflexion sur le mal. Ce petit prophète qui n’a point sa langue dans sa poche et qui appelle un chat un chat semble dire face aux turpitudes de son temps : le mal vient simplement du mal ! Si les rois et le peuple à leur suite se conduisaient selon la Loi du Seigneur, il n’y aurait pas de conséquences si néfastes…

Isaïe “le Grand“, disciple de ce petit prophète, ne fait que reprendre ce raisonnement qu’il assène devant les dignitaires de son temps : “Agissez bien et tout ira bien“. Et il développe (c’est notre lecture). “Et si vous agissez mal, alors ne vous étonnez pas !“. Bien sûr, le petit prophète comme le grand n’avaient pas totalement tort. Si l’homme se conduisait bien, sans égoïsme, sans mépris pour les plus faibles, tout irait un peu mieux ! C’est un grand pas !

Pourtant, j’aime l’image d’Osée : Quand le cœur de Dieu est “retourné“ à la vue du péché des hommes, ses enfants, alors la terre “se retourne“ ! Le cœur de Dieu “se révulse“, “souffre“! Mais Dieu semble admettre la conséquence : la terre, œuvre de ses mains, “se retourne“, elle aussi, “se révulse“. Et Dieu laisse le mal proliférer, se propager ! Pourtant, il est le “Tout-Puissant“ ! Il pourrait quand même arrêter ce processus du mal qui broie justes et injustes, sans distinction !

Alors, pourquoi ce “laisser-faire“, ce “silence” divin ? Ce sera la terrible question d’un Job et des psalmistes. Le silence de Dieu dont on parle tant ! Hans Jonas, philosophe juif dont la mère est morte à Auschwitz, cherche une explication dans la création elle-même : “Pour faire place au monde, dit-il, l’Infini, Dieu, a dû se “contracter“ en lui-même pour laisser surgir ainsi, à l’extérieur de lui-même, le néant à partir duquel le monde fut créé. Sans ce retrait de Dieu en lui-même, rien d’autre ne pourrait exister en dehors de lui !“. Autrement dit, en créant, Dieu, le Tout-Puissant, à renoncé à sa toute puissance pour permettre à l’homme d’exister, et d’exister vraiment libre ! – La Bienheureuse Edith Stein, cette juive convertie et morte en déportation, ne disait pas autre chose : “Dieu crée le monde comme la mer les continents : en se retirant“ !

A ce prix, le “laisser-faire“ de Dieu et son silence peuvent trouver un tout petit commencement d’explication (Car, sur ce point, il faut être très modeste et humble !). Et l’on comprend mieux la réflexion d’Osée : la souffrance de l’homme devient la souffrance de Dieu devenu volontairement impuissant pour que l’homme existe : son cœur “se retourne“ quand le mal “retourne“ l’œuvre de sa création ! “La souffrance des hommes trouve son prolongement dans celle du Créateur“, écrira cet autre Juif, Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz (Cf. “La nuit“). “Présent à sa création, Dieu en fait partie ! Il se retrouve dans la souffrance au cœur même de l’aberration du mal. C’est une solidarité au niveau de Dieu. Ce qui nous arrive le touche !“.

Commentant un verset de Jérémie selon lequel Dieu dit : “Je pleurerai en secret“ (Cf Jer.13.17 ; 14.17), un Midrash remarque qu’il existe un lieu nommé “secret“ ; et, lorsque Dieu est triste, il s’y réfugie pour pleurer…. Et un autre midrash d’ajouter : lorsque Dieu voit les souffrances de ses enfants, il verse deux larmes dans l’océan ; en tombant, elles font un tel bruit qu’on l’entend d’un bout du monde à l’autre… Mais lâchement, les hommes refusent encore de regarder le “pays où Dieu pleure“, ce “jardin de Gethsémani“ !

Est-ce enfin une réponse ? Pas totalement sans doute ! Et Elie Wiesel d’objecter à son propre raisonnement : “La souffrance de l’un (de Dieu) n’annule pas la souffrance de l’autre (de l’homme) ! Alors ?“. Alors, c’est encore une question. Une de plus !?

Quoique… ! Quoique le prophète Zacharie, au terme d’une semblable réflexion, fait dire à Dieu : “Ils regarderont vers moi, Celui qu’ils ont transpercé !“, Celui dont le cœur est “retourné“. Alors, “une source jaillira pour la maison de David !“, comme la source salvatrice de Gihon, au temps d’Isaïe. Elle jaillira “en remède au péché et à la souillure“ ! (Zac. 12.10 ; 13.1).

C’est là que notre foi chrétienne affirme : “Et le Verbe s’est fait chair !“. Dieu s’est fait homme ! Il s’est fait solidaire des hommes ; il a pris sur lui le péché des hommes. Car “il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis“ ! A l’excès du mal, Dieu, silencieux sur la croix, comme “pleurant en secret“, le cœur “retourné“, “transpercé“, répond par un excès d’amour. Et l’apôtre de nous répéter, lui aussi, près de la croix : “Ils regarderont Celui qu’ils ont transpercé !“ (Jn 19.37).

Qu’est-ce que cela change, vont encore demander tous les “Voltaire“ éternellement sarcastiques ? Et bien cela change tout, parce que le Christ - Dieu fait homme - est bien mort injustement sous le poids du mal ! Mais il est ressuscité, toujours vivant ! Et le grand Isaïe de nous dire : Dieu est le Transcendant ! Mais il s’est fait “Emmanuel“ (“Dieu avec nous“). Et au milieu de nous, il est éternellement, Lui, le Pur, l’Innocent, notre “Goël“, c’est-à-dire celui qui a droit de rachat pour le salut de tout homme !

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