T.O. 15
Dimanche - Action divine !
"Autant
le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes pensées au-dessus de vos
pensées !",
nous dit Dieu à travers le prophète Isaïe. Et Notre Seigneur nous pose une
question cruciale sur l'action divine qui nous paraît parfois incompréhensible
: "Ton œil doit-il être mauvais
parce que je suis bon ?"
Cet évangile des "ouvriers de la
onzième heure" nous rappelle un des paradoxes et l'un des scandales les
plus importants de notre foi.
- Le paradoxe : Dieu a accepté d’être
vaincu par l'homme. C'est clair dans la parabole comme dans le combat de Jacob
avec l'ange : "Voyant qu'il ne
pouvait pas le vaincre", dit le texte biblique en parlant de l'Ange en
face de Jacob. Et dans la parabole d'aujourd'hui, il y a un aveu fait par Dieu
lui-même de la consistance de notre liberté : l'homme peut utiliser même la
bonté de Dieu pour le refuser : "Ton
œil doit-il être mauvais parce que je suis bon ?"
- En face de ce paradoxe, un scandale,
le plus terrible qui soit : celui du mal. Comment affirmer la bonté de Dieu
devant le mal partout présent ? Ne serait-ce que celui du chômage à travers le
monde, ce mal qui engendre des conséquences si néfastes. Terrible question
toujours renaissante : comment affirmer la bonté de Dieu devant le mal qui
s'étale et gangrène nos sociétés, même les plus favorisées économiquement.
Et, là, il faut rester très modeste. On ne
peut proposer que quelques bribes de la pensée chrétienne de tous les siècles.
Car on peut dire... bien sûr... on peut dire :
- Et d’abord - car il faut, une bonne fois,
commencer par un constat simple - : Nous avons tous fait le rêve d'une création
parfaite. Or c'est une idée impossible. Il n'y a pas d'univers parfait.
S'il existait, cet univers, mais il serait Dieu lui-même. Un exemple peut nous aider à comprendre :
c'est aussi contradictoire de vouloir un univers parfait que de vouloir une
vitesse infinie. Il y aura toujours une plus grande vitesse. Ainsi de la
création. S'il y a une création et qui n'est pas "Dieu Parfait", elle
est obligatoirement limitée. Oui, on
peut dire, il faut dire cela !
- On peut encore ajouter, bien sûr : Il
est laissé à notre liberté de suppléer aux limites inévitables du réel,
aussi scandaleuses, voire insupportables que nous apparaissent parfois ces
limites. C'est la splendeur de notre possibilité de créer. Nous avons un
pouvoir du meilleur, un pouvoir de nous dépasser pour faire grandir la
création. Dieu nous a confié ce pouvoir de bonté : et c'est cela la liberté,
cette possibilité de choisir un "plus", un "davantage".
Oui, on peut dire, il faut dire cela !
- A cela il faut ajouter encore une autre
réflexion. Car cette liberté dont nous jouissons, il faut reconnaître
que nous l'utilisons souvent très mal. Là, nous sommes nous-mêmes
défaillants. Personne n'aura vraiment rempli sa "feuille de route",
personne ne peut prétendre avoir accompli le "contrat".
Ainsi donc,
Premier constat : les limites
obligatoires au monde créé.
Un deuxième : une liberté,
notre liberté créatrice.
Et le troisième tient en un mot : Solidarité
!
Car c'est vrai, par ma faute, il y aura une
partie du plan du monde qui n'aura pas été rempli ; cependant, la
"Communion des Saints" y supplée et y suppléera. A chaque époque, il
a, il y aura toujours des Vincent de Paul, des Sr Emmanuelle et des Mère Térésa
qui se lèvent et se lèveront pour accomplir ce que je n'aurais pas fait. Nous
ne sommes pas seuls, nous faisons partie de la Famille humaine, et c'est le
formidable miracle du dépassement de soi pour les autres, de la "Communion"
entre les hommes ! St Paul le souligne à sa façon : "Je voudrais bien m'en aller pour être avec le Christ ; mais, à
cause de vous, demeurer en ce monde est beaucoup plus nécessaire"
pour encore propager le "Bien", le "Bon" de la Bonne
Nouvelle de Jésus Christ !
Oui, on peut dire tout cela. On pourrait
ajouter : même un non-chrétien peut éventuellement dire cela. On appellera
peut-être la "solidarité" autrement que "communion des
saints", mais c'est bien la raison de tout effort humain : apporter sa pierre
à l'édifice du monde.
C'est vrai ; et c'est là, justement, que
demeure une ultime question, la plus terrible : car si,
finalement, j'admets, pour tout cet édifice de l'univers créé, et ses limites
obligatoires, et notre liberté créatrice mais défaillante, et notre solidarité
difficile, si j'admets bien tout cela, il reste cette question fondamentale :
mais pour quoi fallait-il tout cet édifice lui-même ?
Émerge alors en nous-mêmes non plus
seulement le scandale du mal mais celui de l'existence de ce monde lui-même,
formulé parfois jusqu'à la limite de la révolte par l'homme : "Si le monde, dit un romancier, si le monde permet le supplice d'un enfant
par une brute, je ne m'oppose pas à Dieu mais je rends mon billet. Laissez-moi
m'enfuir de ce monde. Car que vaut cette harmonie où il y a un tel enfer ? Je
ne veux pas qu'on souffre davantage. Je me hâte donc de rendre mon billet
d'entrée dans un tel monde. Non que je ne veuille pas qu'il y ait un Dieu,
éventuellement ; mais très respectueusement, je lui rends mon billet d'entrée
dans un tel monde !"
C'est peut-être notre propre cri avec notre
envie de fuir devant le mal !
Ici, nous sommes à l'ultime question :
devant la souffrance de l'innocent, je reste totalement désarmé. Et je constate
bien que la révolte n'arrange rien : le mal ne peut être combattu avec les
armes du mal, c'est évident. Mais alors, je reste avec mon interrogation
suppliante, avec ma question angoissée, celle du Job de tous les siècles : "Pourquoi, pour quoi,
Seigneur ?"
Alors, ici, chacun de nous est invité, par
la voix qui a lancé les mondes et les univers, à entrer dans ce murmure où
c'est Dieu lui-même qui, vaincu par l'homme en quelque sorte, où c'est Dieu
lui-même qui se confesse.
Mais il ne se confesse que si nous nous
confessons nous aussi. Il ne se confesse que sur la Croix et, nous, au pied de
la Croix. Il se confesse en prenant la souffrance du monde ; nous nous
confessons en lui remettant notre souffrance. La rencontre ne peut avoir lieu
que là, à la Croix. L'étape ultime n'est plus seulement une réponse, c'est une
présence. Là, il a pris sur Lui le mal jusqu'à l'agonie et le supplice. Là, il
a rempli par sa présence notre supplication. C'est à ce prix, nous dit St Paul,
que "la grandeur du Christ sera
manifestée en mon existence", en admettant, en comprenant que les
pensées de Dieu ne sont pas nos pensées.
Car désormais,
chaque fois que, devant le mal, nous
entendons une voix demander : "Où
est Dieu ?",
chaque fois que notre corps, que notre
cœur, que notre esprit est écrasé et qu'il redemande : "Où est Dieu maintenant ?",
et chaque fois que l'obscurité fait naître
en nous tous la question : "Où
est-il donc, ton Dieu ?",
sachez que depuis le Jardin des Oliviers,
que depuis le Golgotha, que depuis le gibet du Calvaire, on peut entendre, on a
le droit d'entendre, venue de notre souffrance elle-même, la seule réponse : "Il est ci, sur la Croix, dans le
mal du monde !"
Oui, sans doute, il y a bien une réponse
notionnelle au problème du mal. Mais elle est insuffisante. "Pourquoi, Seigneur, pour
quoi ?"
Seul l'amour peut pressentir l'ultime
réponse : les limites obligatoires du créé, l'échec possible de notre liberté,
la faillite éventuelle de notre solidarité, tout cela n'a de sens que parce que
toute cette création limitée nous permet cependant d'exister et nous
destine à nous rendre semblables à Dieu, à nous unir à Lui, à
nous perdre en Lui. L'univers serait bien une farce atroce s'il n'était pas
destiné à nous rendre "capables" de nous unir à Dieu !
Et pour atteindre ce but, Dieu lui-même, en
Jésus-Christ, comme vaincu paradoxalement par Jacob, par Job, par l'homme
souffrant de tous les temps, Dieu est venu se confesser à lui de l'imperfection
obligatoire de ce monde créé qui nous donne cependant d'exister. Et
cette confession amoureuse, il l'a faite dans la souffrance partagée, sur la
Croix, portant sur Lui le mal pour nous en sauver : Lui, de condition divine,
il s'est fait homme créé, limité, il s'est anéanti pour nous élever, pour que
l'homme devienne Dieu.
Et nous adhérons à ce plan divin qu'en
suivant son exemple, en venant au pied de sa Croix pour confesser, à notre
tour, le mal qui est en nous, en le lui offrant pour qu'il le purifie dans sa
souffrance partagée, et qu'en le purifiant sur sa Croix, il nous élève jusqu'à
sa gloire ! C’est tout le sens du sacrement de réconciliation malheureusement
si oublié.
En refusant l'idée de ce sacrement, c'est
comme si on refusait définitivement la seule réponse au mal parce qu'on refuse
alors la possibilité même de l'attirance de Dieu qui est venu partager nos
limites, nos souffrances, par amour, pour nous en libérer. On refuse alors
qu'il puisse nous aimer.
Puissent ces quelques balbutiements sur une
question si difficile pour notre entendement humain - car les chemins de Dieu
ne sont pas nos chemins -, nous faire percevoir, du moins, la justesse de la
confidence pleine de tendresse de Notre-Seigneur : "Faut-il que ton œil soit mauvais parce que je suis bon ?"
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