5e
Dimanche du T.O. 15/B
Le problème de la souffrance en général, le
problème de la souffrance imméritée, celle des innocents, est l'un des plus
angoissants qui se pose à l'esprit humain. On ne saurait y apporter de réponses
simples, péremptoires.
Et ce problème se complique, pour le croyant, du
fait qu'il met souvent Dieu lui-même en cause : S'il n'est pas responsable de
la souffrance, comment peut-il la permettre et laisser le juste souffrir ?
C'est le sujet du Livre de Job.
La réflexion se développe à partir d'un vieux conte
populaire oriental. Job, homme juste comblé d'honneur et de richesses, se voit
accablé de tous les malheurs : il perd enfants et ses biens tout à la fois ;
lui-même, frappé d'une maladie hideuse, se trouve réduit à l'état de mendiant
misérable. Pourquoi ? Mais pourquoi donc ?
Par la bouche de ses amis, on entend alors toutes
les explications habituelles : Ou bien Dieu t'a châtié pour tes péchés,
ou bien il t'a injustement abandonné. Dans ce dernier cas, comment, lui
dit-on, ne pas te révolter et maudire ce Dieu qui s'est cruellement moqué de
toi ? La résignation est une attitude indigne d'un homme sensé ; elle est même
dégradante.
Dans le passage que la liturgie a retenu pour aujourd'hui,
l'auteur brosse un tableau particulièrement sombre de la condition de l'homme
sur la terre. Sa vie est "une
corvée" accomplie sans joie, dont il n'y a rien à attendre sinon
la paye quotidienne qui permet de subsister.
Pire encore : c'est une existence d'esclave qui
n'aspire qu'à "un peu d'ombre"
pour bénéficier de quelques instants de répit au cours de sa pénible journée de
travail. La nuit elle-même est marquée par la souffrance. A peine couché, il
songe au travail qui l'attend le lendemain. Les cauchemars, l'angoisse
troublent son sommeil.
Et où tout cela mène-t-il ? A rien ! Demain le fil
de la vie sera tranché : comme celui de la navette que le tisserand déplace
rapidement sur la longueur de la trame, d'une lisière à l'autre de la pièce
d'étoffe qu'il confectionne. Quand il n'y a plus de fil dans la navette, on la
remplit à nouveau et le mouvement reprend avec un autre fil qui, lui aussi,
sera bientôt épuisé.
Comment Dieu regarde-t-il tout cela ? "Souviens-toi, Seigneur,
termine notre texte d'aujourd'hui, souviens-toi
: ma vie n'est qu'un souffle, mes yeux ne verront plus le bonheur". Ce
n'est pourtant pas là un cri de révolte. Plutôt la plainte, entre le désespoir
et l'espérance, la plainte d'une humanité qui ose à peine se tourner vers Dieu
pour lui rappeler son néant et sa souffrance. Ce sont de tels messages -
adressés à Dieu ou aux hommes, qui pourrait le dire ? - qu'on lit parfois dans
le regard d'enfants exténués, qu'on trouve sur des photographies d'hommes et de
femmes soumis à une vie d'esclaves dans des pays déshumanisés, dans des régions
de mort ! Aujourd'hui encore !
Le pessimisme de Job paraîtra exagéré à ceux dont
la vie, malgré ses difficultés et ses peines, reste traversée d'assez de lueurs
ou même de rayons de soleil pour raviver le courage et l'espérance contre toute
espérance. Ceux-là ne peuvent pas faire leurs les déchirantes lamentations de
Job. Mais il faut les laisser retentir en soi, ces lamentations, car elles
portent jusqu'à nous l'écho de la vie sans horizon d'une foule de frères et de
fils de Job qui, près de nous peut-être, dépérissent, comme lui, aux
portes des villes, sans qu'on s'en rende compte !
A l'époque où le Livre a été rédigé, la perspective
d'une autre vie était encore confuse. Mais aujourd'hui encore, il serait malvenu
si, pour consoler Job, l'encourager dans son épreuve, on se contentait de lui
dire : "Songe au ciel, à la récompense que te vaudront tes intolérables
souffrances d'aujourd'hui ! - Patience, tu auras un avenir florissant !".
De telles paroles, le poème les met dans la bouche des amis de Job ! Ces beaux
discours qui lui paraissent leçons apprises par cœur ne peuvent apporter le
moindre soulagement à ses plaies : au contraire, elles en sont douloureusement,
tristement irritées.
Naguère, le cardinal Pierre Veuillot disait sur son
lit d'hôpital : "Nous savons bien
faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même, j'en ai parlé avec chaleur.
Dites aux prêtres de n'en rien dire : nous ignorons ce qu'elle est. J'en ai
pleuré !".
La certitude d'une rétribution céleste n'est pas,
seule, une réponse satisfaisante au problème de la souffrance qui reste un
scandale, surtout quand elle frappe des innocents. Car c'est dès maintenant
qu'il nous faut travailler, à l'exemple du Christ, à soulager, guérir ceux qui
n'en peuvent plus ! St Jacques ne disait-il pas : "Si un frère n'a pas de quoi manger tous les jours et que l'un de
vous leur dise : "Allez en paix, mettez-vous au chaud et bon appétit
!", sans que vous leur donniez de quoi subsister, à quoi bon ? Votre foi
est alors une foi morte !" (Jc 2.15).
Nous ne mesurons pas suffisamment la force de ces paroles de l'Ecriture !
Un écrivain (Dostoïevski),
un Job de notre temps, affirmait : "Je
me refuse à accepter cette harmonie supérieure (comme
une rétribution céleste à la souffrance). Je prétends qu'elle ne vaut pas une larme d'enfant, une larme de cette
petite victime qui se frappait la poitrine et qui priait le "bon
Dieu" dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas. Tant qu'il en est
ainsi, il ne saurait être question d'harmonie.
Les bourreaux
souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment, puisque les
enfants aussi ont eu leur enfer ? D'ailleurs, que vaut cette harmonie qui
comporte un enfer ?
Et si la
souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l'acquisition
de la vérité, j'affirme d'ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel
prix.
Je ne veux
pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n'en a pas le droit. Qu'elle lui
pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu'a souffert son enfant déchiré
par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n'en aurait pas le
droit...
Je veux le
pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance.
Y a-t-il
au monde un être qui aurait ce droit et ce pouvoir ?... Oui, cet Etre existe. Il peut tout
pardonner, tous et pour tout, car c'est lui qui a versé son sang innocent pour
tous et pour tout. Tu l'as oublié, c'est lui la pierre angulaire de l'édifice,
et c'est à lui de crier… " (1)
Lui seul peut dire, et nous en lui, comme l'affirme
le psaume 31ème : "Bénissons
le Seigneur : il guérit les cœurs brisés et soigne leurs blessures. Le Seigneur
élève les humbles et rabaisse jusqu'à terre les impies". Il l'a fait
en Jésus et veut toujours le faire par l'intermédiaire de ceux qui
confessent le Nom de Jésus. C'est le gage de l'harmonie céleste que le
Christ a proclamée par sa résurrection !
A l'heure de la souffrance - la sienne et encore
plus celle des autres - il faut se taire en levant les yeux vers le Christ. Il
n'explique pas le mal, la souffrance. Il la prend en pardonnant. Et
en la prenant, il en donne un sens.
Telle est la Lumière de notre foi en le Christ
pascal. Lui, l'Innocent, le Juste qui connaît la souffrance pour avoir assumé
librement mais douloureusement celle de tous les hommes, a pardonné à ses
bourreaux. Et il peut, lui, s'adresser au Père qui a permis que son propre Fils
meure afin que, "par ses
blessures, nous soyons guéris" (Is
53,6). Un seul donne un sens à notre vie souffrante. C'est lui que nous
bénissons, et non la souffrance dont il a saisi, dans son offrande, "le poids perdu", comme
l'affirme une hymne :
"Le Fils
de Dieu, les bras ouverts,
A tout saisi
dans son offrande,
L'effort de
l'homme et son travail,
Le poids
perdu de la souffrance". (Hymnaire de la Liturgie des Heures)
Oui, nous pouvons, nous devons proclamer cette
affirmation de foi à propos du mal, de la souffrance. Oui, nous pouvons...,
mais - redisons-le encore - à une seule condition : que nous ayons nous-mêmes
en notre cœur les sentiments qui animaient le cœur du Christ jusque sur la
croix : "sentiments de compassion,
de bienveillance, de douceur, de patience... Et par dessus tout l'amour qui est
le lien parfait" (Col 3.12 sv).
Cet amour divin qui, par nos mains, peut aujourd'hui soulager, guérir et abolir
les souffrances injustes... Et cela, même en nos communautés familiales, paroissiales,
religieuses. C'est ce vœu que formulait dernièrement le pape François aux
religieux, religieuses. Il s'agit, disait-il, de renouveler nos vies par une
vraie charité ! Oui, que l'on ne puisse plus, ici ou ailleurs, répéter ce
dicton ancien : "Maison de piété !
Maison de peu de charité !". Car c'est l'Amour de Dieu manifesté en
Jésus-Christ et que leur Esprit commun nous donne qui sauve le monde ! Rien
d'autre !
(1) : Dostoïevski : Les Frères Karamazov
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