dimanche 5 septembre 2010

23e T.O. C 2010

23e T.O. 10/C : L'amour de Dieu en nos coeurs d'homme
(Homélie adressée à la Communauté des religieuses des “l’Enfant-Jésus" du Mans)

Il y a des passages d'Évangile que l'on écoute avec facilité et plaisir. Les paroles de Jésus que nous fait entendre aujourd'hui St Luc font partie, elles, de celles qui nous paraissent difficiles à saisir. Que veut donc dire Jésus qui nous engage à “haïr” même parents, conjoint, enfants, à cause de lui ?

Certes, on fera remarquer avec justesse que la langue araméenne ignore les comparatifs. Et pour traduire cette forme de style, on employait souvent des termes opposés, contrastés : ne pas “aimer plus”, c’est “haïr”. Une bonne traduction, en ce cas, comme le fait notre texte liturgique, c’est l’emploi du verbe “préférer” qui supplée ainsi au comparatif inexistant en la langue de N.S.
Certes, ceci est à bien noter. Mais il n’empêche que le texte grec écrit par St Luc lui-même, très bon écrivain, a gardé le mot “haïr” alors que la langue grecque connaissait parfaitement le comparatif. Il y a donc, là, une consigne que N.S a voulue très forte, pour que notre évangéliste Luc maintienne le contraste des mots : “aimer” ou “haïr” !
C’est d’autant plus étonnant que Jésus rappellera l’actualité du commandement reçu par Moïse au Sinaï : “Honore ton père et ta mère“ ! (Ex 20 ; Dt. 5). Et il aura une grande tendresse pour sa mère en la confiant à son apôtre Jean à l’heure de son agonie sur la croix. Comment donc comprendre : “Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, son épouse (seul, Luc mentionne cette dernière !), il ne peut être mon disciple !

Bien sûr, on répondra - et légitimement - que Jésus appelle certains (religieux, religieuses…) à manifester cette radicalité pour mieux témoigner leur amour absolu de Dieu. Jésus se situerait là dans la ligne des grands prophètes, tel Eli (qu’il a rencontré lors de la récente Transfiguration), Eli qui exige cet idéal de son disciple Elisée, alors que celui-ci est occupé à labourer ses champs. Il répond : “Laisse-moi d’abord d’aller enterrer mon père !“. Jésus, lui, dira : “Laisse les morts enterrer les morts… Toi, annonce le Royaume de Dieu“ (Lc 9.57 sv). Autrement dit : l’urgent, c’est d’annoncer la Résurrection, la Vie ! Et non la mort ! Et c’est à cet épisode que Jésus fera encore allusion quand il dira : “Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu“, à la “Bonne Nouvelle“ de la Vie ! Oui, certains, certaines sont appelés à souligner cette hiérarchie de valeurs ; car avec Jésus, il y a désormais une “tête de pont“ par-delà l’absurdité de la mort elle-même ! Et n’est-il pas bon que certains, certaines en témoignent de façon assez radicale ?
Finalement Elisée, est-il dit, immolera ses bœufs, se servira de leurs harnais pour les faire cuire et donnera à manger à ses gens, ce qui annonce la multiplication des pains et donc notre Eucharistie, nourriture suffisante pour suivre radicalement Jésus, car “les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids. Mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête !“. La présence du Christ suffit à des consacrés ! Radicalité qu’exige Eli pour son disciple Elisée, radicalité que demande Jésus pour ses apôtres, pour des consacré(e)s.

C’est ce qu’avait compris St Paul, par exemple ; il nous parlait tpout au long de sa semaine passée, de la folie pour le Christ ! “Nous sommes fous à cause du Christ“ écrit-il aux Corinthiens. Oui, le “fou pour le Christ“ ne calcule pas ; il donne sans compter. Il donne tout et tout de suite. “A cause de lui, j’ai tout perdu“, jusqu’aux liens humains si naturels. Mais, ajoutera-t-il, cette folie est finalement suprême sagesse ! Et après les apôtres, après St Paul, les exemples sont nombreux ; sans faire d’énumération, pensons à tous les missionnaires qui parfois ont sacrifié jusqu’à leur vie pour l’amour de Dieu ; pensons à tous les fondateurs d’Ordres divers, à tous nos pères dans la foi…

Mais il nous faut encore réfléchir plus profondément. Car il est dit que Jésus est sur le chemin ; il marche résolument comme l’a déjà dit St Luc - “Il avait durci son visage vers Jérusalem“, cette ville que “Dieu a choisi pour y faire habiter son Nom“ et où il doit accomplir son geste d’amour absolu pour Dieu et les hommes par son mystère pascal.
Il marche en tête puisqu’il doit se retourner pour s’adresser à ceux qui l'accompagnent et qui sont présentés de façon emphatique comme formant "de grandes foules". C'est que pour l'évangéliste, il n'est plus question seulement des apôtres de tous les temps qui répondent à un appel particulier, mais de tous les hommes et de toutes les femmes qui, au cours des siècles, attirés par le Christ, se sont mis à marcher à sa suite ; il s’agit de nous-mêmes, par conséquent. Regardant ces foules, nous regardant, il semble nous poser cette question : "Parmi ces volontaires, combien de velléitaires ? Combien me suivront jusqu'au bout ? Combien, devant les difficultés de la route, seront capables de faire face avec moi ?"
Ce matin, Jésus s’adresse à nous tous ; et il s’agit sans doute de comprendre que “préférer le Christ“ à nos proches nous amène non pas à les aimer moins et à les délaisser, mais à les aimer mieux. En effet, nous sommes tous pécheurs et le péché nous met dans l'incapacité d'aimer comme il faut, d’aimer comme Jésus aime - “aimez-vous comme je vous ai aimés !“ -. Car si le péché nous sépare de Dieu, il nous sépare aussi de nos frères. Nous ne savons pas aimer comme il faut, parce que notre égoïsme, notre amour propre, nos intérêts dénaturent nos amours humaines. Trop souvent, sous prétexte d'aimer les autres, c'est nous-mêmes que nous aimons.
Le Christ n'entend pas supprimer nos sentiments d’affection légitime. Il veut les purifier, les transformer, les sanctifier. Lui-même n'a pas exclu de son affection sa mère, sa parenté. Mais il a intégré ses affections dans le mouvement global d'amour qui le portait vers le Père. Un fleuve, pour aller vers la mer, n'exclut pas ses affluents ; au contraire, il s'en augmente ! A condition que tout le fond de notre cœur soit tendu vers Dieu comme le fleuve vers la mer, nos affections humaines s’en trouvent plus profondes et plus vraies.
La question est donc de savoir si les affections que nous donnons ne se perdent pas dans le périssable ou si celles que nous recevons n'abîment pas notre cœur. "Préférer le Christ", cela revient alors à dire qu'on choisit d'accueillir dans son cœur ce que le Christ accueille dans le sien. Dès lors, il faut "porter sa croix et marcher à la suite du Christ", c-à-d. accepter de vivre le mystère de mort et de résurrection du Christ, en s'arrachant à sa mauvaise manière d'aimer pour apprendre du Seigneur, par une transformation de soi-même, à aimer comme le Christ aime !
Et si les applications sont nombreuses, on peut dire que l'amour humain le plus fort est sans doute celui qui unit des époux. Et le Sacrement de mariage doit établir entre les époux un centre d'échange, le Christ lui-même, à partir duquel part la qualité de leurs échanges d'amour ; et ces échanges doivent leur permettre de mieux réaliser ce qu'est l'amour du Christ qu’ils doivent transmettre l’un à l’autre et réciproquement. Pour eux aussi, il y a une manière de vivre leur amour en "préférant" le Christ. Leur amour conjugal est appelé ainsi à devenir de plus en plus charité, grâce à l'amour du Christ en eux.

Et nous avons, dans la lettre de Paul à Philémon (2e lect.), un bel exemple de cette transformation dans nos relations, quand on préfère l’amour de Dieu, l’amour du Christ. Onésime, un esclave de Philémon, s'est enfui (Selon la loi romaine, il est passible de mort !). Il a rencontré Paul qui l'a initié à la foi. Paul l’a baptisé et le considère désormais comme son frère. Il écrit en ce sens à Philémon. Il lui demande de pardonner à Onésime et même de le libérer au nom d'une nouvelle relation qui doit désormais s'instaurer entre eux à cause de leur amour commun du Christ. Et avec un certain humour, Paul dit à Philémon : si Onésime (prénon qui signifie “utile“)… si cet “Utile“ t’a été utile jadis en tant qu’esclave, il est désormais beaucoup plus utile à toi comme à moi, à cause de l’amour du Christ en nous. Peut-être que cet esclave n’a été séparé de toi que pour t’être plus utile pour l’éternité…

Je conclue : l’amour humain, l’amitié sont de merveilleuses réalités ; mais, pour nous chrétiens, elles doivent laisser transparaître l'amour de Dieu, être le reflet aussi bien de l’Amour qui unit le Père au Fils que de celui qui a uni Jésus à Marie. Malheureusement, ces réalités (nos amours humaines) peuvent être aussi l’occasion d’enfermement sur une satisfaction très égoïste, voire exclusion ou ignorance de nos autres frères en humanité. A tous ses disciples - à vous et moi aujourd'hui - Jésus dit : ne vous satisfaites pas de la facilité des sentiments naturels. Poussez toujours plus loin l'amour dont l'Esprit de Dieu vous rend capables. Comme moi qui suis sorti du Père et qui ai su faire le choix de l'amour des hommes au détriment d'une vie familiale paisible, apprenez à aimer comme j’ai aimé.
Au fond, l'évangile d'aujourd'hui nous invite à faire cette prière : «Seigneur, unifie mon cœur, de sorte que nous mettions en ton cœur tous ceux que nous aimons. Ainsi, nos affections ne seront pas diminuées ou rabaissées par notre amour propre, mais grandies à la dimension de ton amour divin.»

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