lundi 16 septembre 2019

La Paternité


23e Dimanche du T.O. 19/C

A travers la parabole de l'évangile, méditons quelques instants sur la paternité, compte tenu, bien sûr, que la maternité ne peut pas en être dissociée. Je crois que c'est en pénétrant profondément ce qu'est la paternité qu'on peut comprendre la hauteur, la largeur et la longueur et la profondeur de l'amour du Christ qui dépasse toute connaissance.

Qu'est-ce que c'est que d'être père ? (et par analogie d'être mère ?) Au début, quand on a des petits enfants, c'est la ma­man qui, pour cet âge-là, s'en occupe surtout (même si, aujourd'hui, le rôle du père a quelque peu évolué !).
Le Père, lui, souvent assez gauche, ne sait pas très bien où "se loger". Dans beaucoup de familles encore, le jeune papa a surtout le rôle de "ministre des finances" et de "gendarme auxiliaire" : "Tu vas voir ça quand Papa va rentrer…!"… 

Puis les enfants grandissent; et tout peut changer ! Un jour quelqu'un m'a dit : "Oh !, vous savez ! Avant trente ans, on a des enfants ; c'est après trente ans qu'on est père !". C'est sans doute un peu vrai. La paternité, je l'ai un peu découverte au travers d'un certain nombre d'hommes et de choses - et aussi à travers la paternité spirituelle -. Et je l'ai surtout découverte à travers la "Parabole de l'enfant prodigue", et que j'appellerais plus volontiers "Parabole du Père de l'enfant pro­digue".


"Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père… … etc …… Vite, apportez la plus belle robe et l'en revêtez, mettez-lui au doigt un anneau et des chaussures au pied…".

Oui, cette histoire, nous la connais­sons ! Et bien, méditons-la, parce qu'elle peut nous permettre de percevoir ce qu'est réellement un père, tel que nous pouvons le découvrir jusque chez notre Père du ciel, en médi­tant
- l'attitude du père pendant la tentation du fils,
- l'attitude du père pendant le départ et la chute du fils,
- et l'attitude du père au moment du retour du fils.

Ce sont là trois images de la paternité qui cor­respondent profondément à toute paternité…, à "toute" paternité. On dira : "Nos enfants ne sont quand même pas tous des "enfants pro­digues" !".  Oh ! Mais bien sûr que si !

Car le problème de la paternité, c'est justement que nous avons des enfants qui ont une li­berté, et que, sans exception, tous nos enfants, - ceux que l'on a dans le mariage selon la chair, ou ceux que l'on a selon une paternité intellectuelle, spiri­tuelle ou autre… -, tous ces enfants sont (plus ou moins, je vous l'accorde) des "enfants prodigues".

Car, par définition, ce qui caractérise l'enfant dans sa relation avec le père, c'est que sa liberté "patauge", c'est qu'il doit lutter contre ses passions. C'est que, sans aucune exception, chacun de nous est pécheur; et, par conséquent, il faut que nous arrivions à travers tous ces "pataugeages" à monter, à faire monter - et je dirais "de chute en chute" ! La Bible le dit à chaque page! - … 

Et le père, il est là, il doit être là pour aider à cet ascension. Mais comme c'est difficile ! C'est là où les trois images de la paternité, à travers cette para­bole, sont si fécondes et si riches.

Il y a d'abord le père au moment de la tentation du fils ! Ce fils, il en a assez ! Il est dans la ferme depuis vingt ans, il travaille avec son père; mais il rêve ! Bien sûr qu'il rêve, comme on rêve quand on a vingt ans… Il rêve d'aller à la ville, il rêve comme on dit de "faire la noce"; il rêve d'amour, il rêve de tendresse, il rêve de plaisir, il rêve de jeux…  

Mais il y a le travail des champs, monotone, qui re­commence toujours. Et puis il y a son père qui, bien sûr, est plein de sagesse; mais justement, il est trop sage… ! Alors, il y a des moments où il n'en peut plus, où il rêve de partir. Mais il n'a rien; il n'a pas d'argent; il ne pourra pas aller très loin… Alors, il y a des mo­ments où ça l'énerve de penser que son père a tout cet argent; et lui, rien, rien !!  
Et comme il n'a pas encore pensé, au poids du travail, au poids du jour, au poids de la souffrance, mais qu'il ne sait qu'une seule chose : "il veut "jouir" de la vie", alors il veut de l'argent, il veut de la puissance. Et un jour, tout énervé, dans un af­freux courage - il s'y est peut-être repris dix, vingt fois -, il arrive vers son père dans cette espèce de cuisine de ferme, et lui dit tout de go : "Père, donne-moi ma part d'héritage !".  Son grand mot est lâché ; et il est peut-être comme les enfants, quand ils ont dit une grosse sottise, ils regardent ce qui va se passer.

Et pendant tout ce temps où il remâchait son "affaire", on peut penser que son père, lui, il sentait bien ce qu'il y avait dans le cœur de son fils. Il le voyait bien debout, le long du mur, la tête baissée sur la poitrine, pas content, "rechignant". Il le voyait bien rêver… Il avait eu vingt ans lui aussi ! Et on peut penser que dans son cœur, il souffrait et priait. -

Mais c'est au moment où le fils arrive et lui dit : "Donne-moi ma part d'héritage" que l'image du père en face de la tentation du fils prend toute sa dimension, parce que ce père, normalement, il aurait pu avoir toutes sortes de réactions plus violentes les unes que les autres.
- Il aurait pu lui dire : "Dis donc, mais cet argent, il n'est pas encore à toi; c'est un héritage. Je ne suis pas mort… C'est à peu près comme si tu venais me dire : "Tu n'en finis pas de… hein…; alors arrangeons-nous à l'amiable". Non ! le père ne dit pas cela.
- Et puis, il aurait pu lui dire aussi : "Mais cet argent, qu'est-ce-que tu vas en faire ? Tu vas le dépenser dans une vie de débauche ! Par conséquent, pas question !" Mais là, il aurait préjugé des actes de son fils.
- Il aurait pu lui dire encore : "Mais cet argent, on en a besoin pour ici !". Et c'était vrai d'une certaine ma­nière. C'était une sécurité. "Par conséquent, si je te le donne, tu nous en prives, ton frère et moi".

Or, l'Evangile ne dit rien de tout cela. Il indique simplement ; "Et le père leur partagea son bien". Il sort des sacs contenant des ta­lents d'argent probablement, à l'époque, en disant : "Tiens, voilà!" - Et on se pose la question : pourquoi fait-il cela ? Pourquoi donne-t-il cet ar­gent ? C'est imprudent ! Ce n'est pas juste ! Et pourtant, il donne cet argent !

C'est que au moment où le fils prend le sac, le met sur son épaule, passe la porte et s'en va, on peut penser que dès ce moment-là, il y a quelque chose de triste dans le cœur du fils. Il espérait que son père se révolterait, que son père se durcirait. Alors là, il était "prêt à la bagarre" ; il était prêt même à l'insulter, tellement il en avait gros sur le cœur de son désir refoulé.
Et le père ne dit rien ! Il donne ce qu'il de­mande ! Alors, il y a en lui comme une espèce de peine infime, non exprimée, mal analysée: "Pourquoi est-il si bon? Pourquoi fait-il cela ?"  Et on peut penser que lorsqu'il part avec son argent, en lui il y a déjà quelque chose qui pleure, parce qu'il a deviné ou senti que ce père attachait plus d'importance au respect de sa li­berté qu'à l'argent qu'il lui donnait. Parce qu'il a senti que son père avait fait cela dans une pénétration d'amour qui lui permet de rejoindre le respect de la li­berté de son fils. Parce qu'il aime son fils, c'est-à-dire la volonté libre de son fils. Et il va jusqu'à laisser cette volonté libre faire ses "expériences", mais de telle sorte qu'elle puisse bien "s'en tirer".
Et déjà on commence à sentir ce qu'est l'amour d'un père quand son fils s'en va avec son sac de talents sur l'épaule et que le père est là un peu triste. Le Fils s'en va, mais déjà un peu sauvé, parce que lui aussi un peu triste. Le Père avec la joie dans la tristesse de savoir qu'il est en train de gagner; et le fils avec de la peine dans sa gaieté, parce qu'il sent qu'il n'est pas bon et qu'il a rencontré l'amour.

Et alors, il y a la deuxième image, l'image de ce père pendant le départ de son fils.
Ça y est; il est parti. Alors, que fait-il, ce père ? Je crois qu'il fait trois choses : il se tait, il souffre et il prie.

Il se tait : le silence du père ! Imaginez que le père ait parlé. Imaginez qu'il se soit répandu chez les voi­sins, chez les amis des environs, et qu'il ait dit : "Quand même ce petit, après tout ce que j'ai fait pour lui, partir, prendre cet argent…, ah ! Qu'il ne revienne jamais à la maison !". L'amour propre humilié fait cela ; l'amour propre blessé fait cela. Mais il l'aime ; et s'il avait fait cela, un jour que le fils serait passé à proximité, incertain de ce qu'il allait faire, il y aurait certainement eu un voisin - parce que le diable est assez habile pour cela - pour dire au pe­tit : "Surtout, ne vas pas plus loin ; ton père a dit cent fois depuis que tu es parti : “Ah, qu'il ne remette pas les pieds ici après ce qu'il a fait!”. C'est déjà diffi­cile de venir demander pardon ; mais quand on est sûr d'être reçu à coups de pied…, on n'insiste pas. - Mais le père se tait. Il laisse toutes les portes ouvertes; toutes les routes libres pour le retour.

Et non seulement il se tait, mais il souffre. Cela, on peut en être certain. La parabole le crie. Et cette souffrance est une souffrance efficace. Quand l'enfant était petit et qu'il tombait, le père le ramassait ; et le poids du corps, il le portait dans ses bras, parce qu'il faut bien qu'une chute quelqu'un la porte. Là, c'est une chute morale, là encore c'est le poids de la chute du corps, la chute spirituelle de son fils, la chute morale de son fils qu'il faut qu'il porte ; et il la porte dans son cœur qui est blessé et par moment broyé : parce que pendant vingt ans, il a essayé que ce garçon soit quelqu'un d'épatant, et puis aujourd'hui, c'est 'trahi', c'est 'cassé', c'est 'abîmé'. Mais il ne désespère pas ; il ne désespère jamais.

Car non seulement il souffre, mais il offre sa souffrance, car il pense que sa souffrance compense la chute de son fils, comme autrefois ses bras ont com­pensé le poids du petit corps qu'il relevait. Et alors, non seulement il se tait, non seulement il souffre, - et sa souffrance est rédemptrice -, mais encore il prie. Il prie, il demande au Seigneur le retour du fils ; et il le demande dans une espérance totale. Dans une espé­rance qui sait qu'elle ne peut pas être déçue. Car il y a une notation dans l'Evangile qui indique avec une éton­nante précision: "Du plus loin qu'il l'aperçut…".

C'est donc qu'il l'attendait. Il l'a at­tendu pendant des mois, des années peut-être. Il l'attendait; et probablement, tous les jours, il allait au bout du chemin dans l'espoir qu'un jour il le verrait arriver. Dix fois, quinze fois… et plus, il a pensé le re­connaître…; et ce n'était pas lui ! Vous savez, quand on attend quelqu'un, c'est souvent comme cela !
Un beau jour, il est venu ! Un beau jour, de loin, il s'est dit : "Cette fois, c'est lui, et son cœur a battu. Alors, l'autre, le "petit gosse" préparait son "Père, j'ai péché contre le ciel et contre toi…". Et le Père, lui, son cœur bat. Ils se rapprochent l'un de l'autre… Evidemment, le fils a un peu "forci"; il a un peu changé. Et quand il est à quelques pas, alors ce père qui a gardé pour lui toute la peine, qui a su se taire, qui a su souffrir et offrir, alors, il est complètement incapable de garder pour lui sa joie. Et alors, il se jette au cou de ce fils, et pendant que le fils balbutie : "J'ai péché… ", l'autre l'embrasse, le couvre de baisers, appelle les serviteurs, fait mettre la table, parce que c'est gagné. Parce que la paternité, elle est dans le cœur. Elle donne sans chercher à recevoir. Et elle gagne, parce qu'elle est toujours espérance dans la liberté pécheresse des enfants.

Je le crois vraiment: il y a beaucoup de mères sur la terre, et beaucoup de femmes qui sont vraiment mères, celles qui ont des enfants et celles qui n'en ont pas mais qui sont profondément mater­nelles.
Mais nous manquons d'hommes qui soient vraiment paternels. C'est la grande crise de notre époque. Tout le monde veut être frère ! Oui, bien sûr! Mais nous manquons de pères !

La crise du sacerdoce est une crise de paternité spi­rituelle.
La crise de la famille, c'est une crise de la paternité dans la famille.
Même la crise politique, d'une certaine manière, c'est aussi une crise de la paternité.
Je crois que notre époque a besoin de méditer cette parabole, très profondément, de se configurer sur le père de l'enfant prodigue, d'accepter que la li­berté des fils et des filles "patauge", de ne jamais se durcir, de les aimer à travers les échecs de leur li­berté, de les rejoindre dans une espérance intacte, quel que soit le degré de la chute, et puis de les ac­cueillir, tôt ou tard, en sachant que le jour où il y aura assez d'hommes paternels, assez de femmes mater­nelles - car il va de soi que la maternité est analogue, sous d'autres rapports, à la paternité -, alors, le monde sera meilleur.

Voyez! Je crois qu'aujourd'hui on met trop l'accent sur la fraternité. Dans la fraternité, on veut un amour d'échange, et on supprime par le fait même l'amour de surabondance, celui qui donne plus qu'il ne reçoit. Et ce n'est pas étonnant alors que dans une société qui veut trop uniquement la fraternité il y ait un esprit de revendication, car on surveille tou­jours si son frère a quelque chose de plus que soi. Tan­dis que quand on est père, on se réjouit toujours quand ses enfants ont quelque chose de plus que soi. Et quand ils n'ont pas plus que soi, on le leur donne!

L'amour n'est pas compatible avec l'esprit d'égalité. Car si l'amour c'est l'échange, le plus grand amour c'est celui de Jésus en croix, celui qui di­sait : "Pierre, celui qui me voit, voit le Père", et celui qui disait à ses Apôtres : "Mes petits enfants".

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