23e Dimanche du T.O.
19/C
A travers
la parabole de l'évangile, méditons quelques instants sur la paternité,
compte tenu, bien sûr, que la maternité ne peut pas en être dissociée. Je crois
que c'est en pénétrant profondément ce qu'est la paternité qu'on peut
comprendre la hauteur, la largeur et la longueur et la profondeur de l'amour du
Christ qui dépasse toute connaissance.
Qu'est-ce
que c'est que d'être père ? (et
par analogie d'être mère ?) Au début, quand on a des petits
enfants, c'est la maman qui, pour cet âge-là, s'en occupe surtout (même si, aujourd'hui, le rôle du père
a quelque peu évolué !).
Le Père,
lui, souvent assez gauche, ne sait pas très bien où "se loger". Dans
beaucoup de familles encore, le jeune papa a surtout le rôle de
"ministre des finances" et de "gendarme auxiliaire" :
"Tu vas voir ça quand Papa va rentrer…!"…
Puis les
enfants grandissent; et tout peut changer ! Un jour quelqu'un m'a dit : "Oh
!, vous savez ! Avant trente ans, on a des enfants ; c'est après trente ans
qu'on est père !". C'est sans doute un peu vrai. La paternité, je l'ai un
peu découverte au travers d'un certain nombre d'hommes et de choses - et aussi
à travers la paternité spirituelle -. Et je l'ai surtout découverte à travers
la "Parabole de l'enfant prodigue", et que j'appellerais plus
volontiers "Parabole du Père de l'enfant prodigue".
"Un homme avait deux fils. Le plus
jeune dit à son père… … etc …… Vite, apportez la plus belle robe et
l'en revêtez, mettez-lui au doigt un anneau et des chaussures au pied…".
Oui, cette
histoire, nous la connaissons ! Et bien, méditons-la, parce qu'elle peut nous
permettre de percevoir ce qu'est réellement un père, tel que nous pouvons le
découvrir jusque chez notre Père du ciel, en méditant
-
l'attitude du père pendant la tentation du fils,
-
l'attitude du père pendant le départ et la chute du fils,
- et
l'attitude du père au moment du retour du fils.
Ce sont là
trois images de la paternité qui correspondent profondément à toute paternité…,
à "toute" paternité. On dira : "Nos enfants ne sont quand même
pas tous des "enfants prodigues" !". Oh ! Mais bien sûr que si !
Car le
problème de la paternité, c'est justement que nous avons des enfants qui ont
une liberté, et que, sans exception, tous nos enfants, - ceux que l'on
a dans le mariage selon la chair, ou ceux que l'on a selon une paternité
intellectuelle, spirituelle ou autre… -, tous ces enfants sont (plus ou moins, je vous l'accorde) des "enfants prodigues".
Car, par
définition, ce qui caractérise l'enfant dans sa relation avec le père, c'est
que sa liberté "patauge", c'est qu'il doit lutter contre ses
passions. C'est que, sans aucune exception, chacun de nous est pécheur;
et, par conséquent, il faut que nous arrivions à travers tous ces
"pataugeages" à monter, à faire monter - et je dirais "de chute
en chute" ! La Bible le dit à chaque page! - …
Et le
père, il est là, il doit être là pour aider à cet ascension. Mais comme
c'est difficile ! C'est là où les trois images de la paternité, à travers cette
parabole, sont si fécondes et si riches.
Il y a
d'abord le père au moment de la tentation du fils ! Ce fils, il en a
assez ! Il est dans la ferme depuis vingt ans, il travaille avec son père; mais
il rêve ! Bien sûr qu'il rêve, comme on rêve quand on a vingt ans… Il rêve
d'aller à la ville, il rêve comme on dit de "faire la noce"; il
rêve d'amour, il rêve de tendresse, il rêve de plaisir, il rêve de
jeux…
Mais il y
a le travail des champs, monotone, qui recommence toujours. Et puis il y a son
père qui, bien sûr, est plein de sagesse; mais justement, il est trop sage… ! Alors,
il y a des moments où il n'en peut plus, où il rêve de partir. Mais il n'a
rien; il n'a pas d'argent; il ne pourra pas aller très loin… Alors, il y a des
moments où ça l'énerve de penser que son père a tout cet argent; et lui, rien,
rien !!
Et comme
il n'a pas encore pensé, au poids du travail, au poids du jour, au poids de la
souffrance, mais qu'il ne sait qu'une seule chose : "il veut
"jouir" de la vie", alors il veut de l'argent, il veut de la
puissance. Et un jour, tout énervé, dans un affreux courage - il s'y est
peut-être repris dix, vingt fois -, il arrive vers son père dans cette espèce
de cuisine de ferme, et lui dit tout de go : "Père, donne-moi ma part d'héritage !". Son grand mot est lâché ; et il est peut-être
comme les enfants, quand ils ont dit une grosse sottise, ils regardent ce qui
va se passer.
Et pendant
tout ce temps où il remâchait son "affaire", on peut penser que son
père, lui, il sentait bien ce qu'il y avait dans le cœur de son fils. Il le
voyait bien debout, le long du mur, la tête baissée sur la poitrine, pas
content, "rechignant". Il le voyait bien rêver… Il avait eu vingt ans
lui aussi ! Et on peut penser que dans son cœur, il souffrait et priait. -
Mais c'est
au moment où le fils arrive et lui dit : "Donne-moi ma part
d'héritage" que l'image du père en face de la tentation du fils prend
toute sa dimension, parce que ce père, normalement, il aurait pu avoir toutes
sortes de réactions plus violentes les unes que les autres.
- Il
aurait pu lui dire : "Dis donc, mais cet argent, il n'est pas encore à
toi; c'est un héritage. Je ne suis pas mort… C'est à peu près comme si tu
venais me dire : "Tu n'en finis pas de… hein…; alors arrangeons-nous
à l'amiable". Non ! le père ne dit pas cela.
- Et puis,
il aurait pu lui dire aussi : "Mais cet argent, qu'est-ce-que tu vas en
faire ? Tu vas le dépenser dans une vie de débauche ! Par conséquent, pas
question !" Mais là, il aurait préjugé des actes de son fils.
- Il
aurait pu lui dire encore : "Mais cet argent, on en a besoin pour ici
!". Et c'était vrai d'une certaine manière. C'était une sécurité. "Par
conséquent, si je te le donne, tu nous en prives, ton frère et moi".
Or,
l'Evangile ne dit rien de tout cela. Il indique simplement ; "Et le père leur partagea son
bien". Il sort des sacs contenant des talents d'argent probablement,
à l'époque, en disant : "Tiens, voilà!" - Et on se pose la question :
pourquoi fait-il cela ? Pourquoi donne-t-il cet argent ? C'est imprudent ! Ce
n'est pas juste ! Et pourtant, il donne cet argent !
C'est que au
moment où le fils prend le sac, le met sur son épaule, passe la porte et s'en va,
on peut penser que dès ce moment-là, il y a quelque chose de triste dans le
cœur du fils. Il espérait que son père se révolterait, que son père se
durcirait. Alors là, il était "prêt à la bagarre" ; il était prêt
même à l'insulter, tellement il en avait gros sur le cœur de son désir refoulé.
Et le père
ne dit rien ! Il donne ce qu'il demande ! Alors, il y a en lui comme une
espèce de peine infime, non exprimée, mal analysée: "Pourquoi est-il si
bon? Pourquoi fait-il cela ?" Et on
peut penser que lorsqu'il part avec son argent, en lui il y a déjà quelque
chose qui pleure, parce qu'il a deviné ou senti que ce père attachait plus
d'importance au respect de sa liberté qu'à l'argent qu'il lui donnait. Parce
qu'il a senti que son père avait fait cela dans une pénétration d'amour qui lui
permet de rejoindre le respect de la liberté de son fils. Parce qu'il aime son
fils, c'est-à-dire la volonté libre de son fils. Et il va jusqu'à laisser cette
volonté libre faire ses "expériences", mais de telle sorte qu'elle
puisse bien "s'en tirer".
Et déjà on
commence à sentir ce qu'est l'amour d'un père quand son fils s'en va avec son
sac de talents sur l'épaule et que le père est là un peu triste. Le Fils s'en
va, mais déjà un peu sauvé, parce que lui aussi un peu triste. Le Père avec la
joie dans la tristesse de savoir qu'il est en train de gagner; et le fils avec
de la peine dans sa gaieté, parce qu'il sent qu'il n'est pas bon et qu'il a
rencontré l'amour.
Et alors,
il y a la deuxième image, l'image de ce père pendant le départ de son fils.
Ça y est;
il est parti. Alors, que fait-il, ce père ? Je crois qu'il fait trois choses :
il se tait, il souffre et il prie.
Il se tait
: le silence du père ! Imaginez que le
père ait parlé. Imaginez qu'il se soit répandu chez les voisins, chez les amis
des environs, et qu'il ait dit : "Quand même ce petit, après tout ce que
j'ai fait pour lui, partir, prendre cet argent…, ah ! Qu'il ne revienne jamais
à la maison !". L'amour propre humilié fait cela ; l'amour propre blessé
fait cela. Mais il l'aime ; et s'il avait fait cela, un jour que le fils serait
passé à proximité, incertain de ce qu'il allait faire, il y aurait certainement
eu un voisin - parce
que le diable est assez habile pour cela - pour dire
au petit : "Surtout, ne vas pas plus loin ; ton père a dit cent fois
depuis que tu es parti : “Ah, qu'il ne remette pas les pieds ici après ce qu'il
a fait!”. C'est déjà difficile de venir demander pardon ; mais quand on est sûr
d'être reçu à coups de pied…, on n'insiste pas. - Mais le père se tait. Il
laisse toutes les portes ouvertes; toutes les routes libres pour le retour.
Et non
seulement il se tait, mais il souffre. Cela, on peut en être certain. La
parabole le crie. Et cette souffrance est une souffrance efficace. Quand
l'enfant était petit et qu'il tombait, le père le ramassait ; et le poids du
corps, il le portait dans ses bras, parce qu'il faut bien qu'une chute
quelqu'un la porte. Là, c'est une chute morale, là encore c'est le poids de la
chute du corps, la chute spirituelle de son fils, la chute morale de son fils
qu'il faut qu'il porte ; et il la porte dans son cœur qui est blessé et par
moment broyé : parce que pendant vingt ans, il a essayé que ce garçon soit
quelqu'un d'épatant, et puis aujourd'hui, c'est 'trahi', c'est 'cassé', c'est
'abîmé'. Mais il ne désespère pas ; il ne désespère jamais.
Car non
seulement il souffre, mais il offre sa souffrance, car il pense que sa
souffrance compense la chute de son fils, comme autrefois ses bras ont compensé
le poids du petit corps qu'il relevait. Et alors, non seulement il se tait, non
seulement il souffre, - et sa souffrance est rédemptrice -, mais encore il
prie. Il prie, il demande au Seigneur le retour du fils ; et il le demande
dans une espérance totale. Dans une espérance qui sait qu'elle ne peut pas
être déçue. Car il y a une notation dans l'Evangile qui indique avec une étonnante
précision: "Du plus loin qu'il l'aperçut…".
C'est donc
qu'il l'attendait. Il l'a attendu pendant des mois, des années peut-être. Il
l'attendait; et probablement, tous les jours, il allait au bout du chemin dans
l'espoir qu'un jour il le verrait arriver. Dix fois, quinze fois… et plus, il a
pensé le reconnaître…; et ce n'était pas lui ! Vous savez, quand on attend
quelqu'un, c'est souvent comme cela !
Un beau
jour, il est venu ! Un beau jour, de loin, il s'est dit : "Cette fois,
c'est lui, et son cœur a battu. Alors, l'autre, le "petit gosse"
préparait son "Père, j'ai péché contre le ciel et contre toi…". Et le
Père, lui, son cœur bat. Ils se rapprochent l'un de l'autre… Evidemment, le
fils a un peu "forci"; il a un peu changé. Et quand il est à quelques
pas, alors ce père qui a gardé pour lui toute la peine, qui a su se taire, qui
a su souffrir et offrir, alors, il est complètement incapable de garder pour
lui sa joie. Et alors, il se jette au cou de ce fils, et pendant que le fils balbutie
: "J'ai péché… ", l'autre l'embrasse, le couvre de baisers,
appelle les serviteurs, fait mettre la table, parce que c'est gagné. Parce que
la paternité, elle est dans le cœur. Elle donne sans chercher à recevoir. Et
elle gagne, parce qu'elle est toujours espérance dans la liberté pécheresse des
enfants.
Je le
crois vraiment: il y a beaucoup de mères sur la terre, et beaucoup de femmes
qui sont vraiment mères, celles qui ont des enfants et celles qui n'en ont pas
mais qui sont profondément maternelles.
Mais nous
manquons d'hommes qui soient vraiment paternels. C'est la grande crise de notre
époque. Tout le monde veut être frère ! Oui, bien sûr! Mais nous manquons de
pères !
La crise
du sacerdoce est une crise de paternité spirituelle.
La crise
de la famille, c'est une crise de la paternité dans la famille.
Même la
crise politique, d'une certaine manière, c'est aussi une crise de la paternité.
Je crois
que notre époque a besoin de méditer cette parabole, très profondément, de se
configurer sur le père de l'enfant prodigue, d'accepter que la liberté des
fils et des filles "patauge", de ne jamais se durcir, de les aimer à
travers les échecs de leur liberté, de les rejoindre dans une espérance
intacte, quel que soit le degré de la chute, et puis de les accueillir, tôt ou
tard, en sachant que le jour où il y aura assez d'hommes paternels, assez de
femmes maternelles - car il va de soi que la maternité est analogue, sous
d'autres rapports, à la paternité -, alors, le monde sera meilleur.
Voyez! Je
crois qu'aujourd'hui on met trop l'accent sur la fraternité. Dans la
fraternité, on veut un amour d'échange, et on supprime par le fait même l'amour
de surabondance, celui qui donne plus qu'il ne reçoit. Et ce n'est pas étonnant
alors que dans une société qui veut trop uniquement la fraternité il y ait un
esprit de revendication, car on surveille toujours si son frère a quelque
chose de plus que soi. Tandis que quand on est père, on se réjouit toujours
quand ses enfants ont quelque chose de plus que soi. Et quand ils n'ont pas
plus que soi, on le leur donne!
L'amour n'est pas compatible avec l'esprit d'égalité. Car si
l'amour c'est l'échange, le plus grand amour c'est celui de Jésus en croix,
celui qui disait : "Pierre, celui qui me voit, voit le Père", et celui
qui disait à ses Apôtres : "Mes petits enfants".
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