30e T.O.2019/C
Un jour, j'ai
lu que prier, c'était dangereux. Oui, prier comporte de grands risques : celui
de s'isoler des autres, de se tromper sur Dieu et de gâcher sa vie !
La parabole
du pharisien et du publicain est une parabole de combat. On la croit
rassurante parce qu'on se range du côté du publicain - non sans pharisaïsme
d'ailleurs -, alors que Jésus, en ce récit, a l'audace de dire : la prière peut
séparer de Dieu et des hommes !
"Deux hommes montèrent au Temple pour prier.…".
Le premier avait
grande allure. Il faisait partie des pharisiens, hommes pieux, exigeants, des
modèles pour les Juifs du temps, bref des "Justes" !
Mais alors,
pourquoi la prière de ce Juste sera-t-elle refusée ? Aurait-il oublié quelque
faute ? La parabole ne le donne nullement à entendre. Pas plus qu'elle
n'insinue que le publicain fût meilleur qu'il ne le disait. Non, c'est clair :
le pharisien était un "pur", un vrai; et le publicain un de ces
hommes véreux.
Prier ne
suppose donc pas une déclaration de "bonne conduite". Heureusement !
Pourtant, on entend souvent : “S'il
m'arrive tel malheur, c'est que je le mérite sans doute ! - Si je ne suis pas
exaucé, c'est que je ne suis pas assez saint !" - Or, rien n'est plus faux. Ce ne sont pas
des bilans de moralité que Jésus confronte, mais deux attitudes à l'abrupt
de la prière…
De plus, l'un
savait prier ; et l'autre ne savait guère. Le pharisien savait - ce que souvent
nous ignorons - que toute prière doit commencer par l'action de grâces. Faut-il
le taxer d'orgueil, de prétention, alors qu'il remercie Dieu d'être un honnête
homme et qu'il lui présente l'offrande de sa vie ? Ce serait trop facile, et
nous serions encore sur le terrain de la morale. - Non, ce n'est pas sur la
façon de prier que porte l'accusation de Jésus. Il sait trop bien - lui qui
nous a appris le "Notre Père" - que nous ne savons pas prier
"comme il faut" !
La faille est
plus profonde, plus difficile à déceler. Jésus va y porter le scalpel avec
grande lucidité.
Dans l'homme
qui semblait un modèle de santé religieuse, il diagnostique le mal le plus
irrémédiable : sa prière l'a enfermé sur lui-même.
Il remercie
Dieu d'être un bon pharisien. Il "pose" son existence face à Dieu.
Il ne sait plus que l'homme a toujours à "renaître" de la bonté de Dieu.
Ce n'est pas pour rien qu'après cette parabole, Luc nous rapporte la parole de
Jésus : "Quiconque n'accueille pas
le Royaume de Dieu en petit enfant n'y entrera pas" (18/17). Un enfant
a toujours besoin de recevoir !
Or, le
pharisien ne pense plus être un "enfant de chœur". Il est un adulte
installé à son compte dans les affaires de Dieu. Il rend grâce pour son
existence droite ; mais, ce faisant, il ignore qu'il a toujours à recevoir
sa vie, dans une pauvreté radicale, de la grâce divine ; Il ne veut plus
"renaître", tout accueillir de Dieu comme un enfant. Dieu n'est pas,
pour lui, celui qui surgit avec le visage de la tendresse là où l'on attend le
visage de la justice, d'une justice trop humaine, d'ailleurs. Dieu ne le
surprend plus. Le pharisien ne parle
que de lui en parlant de Dieu. Sans le savoir, il refuse Dieu.
Du même coup,
il s'est "séparé" également des autres. Il n'est pas comme le
reste des hommes, et en particulier comme ce publicain qui semble arriver juste
à point pour fournir un terme de comparaison. Sa prière déclare cette distance.
Face aux hommes, comme face à Dieu, le pharisien est installé à son compte. Il
n'a pas besoin d'eux. Il n'a plus à recevoir. Il a laissé derrière lui les
hommes du commun. Il refuse l'humanité.
Oui, la prière
a ses risques : elle peut emmurer en lui-même celui qui croit s'adresser à
Dieu, elle peut bafouer Celui qu'elle croit louer, elle peut piétiner la
solidarité élémentaire des hommes.
Mais alors,
si la prière est à ce point dangereuse, si elle risque de s'enliser dans un narcissisme
qui s'ignore, mieux vaut se contenter de vivre, sans s'aventurer dans ces zones
spirituelles où dansent tant de mirages! Tout le monde ne peut pas faire de
l'escalade vers l'oxygène des sommets… de Dieu.
C'est vrai,
mais tous ont besoin pourtant de respirer pour vivre. Le besoin est grand de
dilater les respirations de l'homme.
Non, il ne
faut pas renoncer à l'aventure de la prière !
Et cette
aventure donnerait à la parabole de Jésus un aboutissement heureux : "Le
pharisien eut un frisson soudain et se prosterna la face contre terre en disant
: “Seigneur, aie pitié du pharisien que je suis. Ah ! Je suis bien comme les
autres hommes qui sont si aveugles à regarder vers toi et à regarder leurs
frères.”… Puis le pharisien se releva et descendit au fond du Temple, à côté du
publicain, pour partager son silence et sa prière".
La
trajectoire de la prière, c'est toujours cette courte distance du pharisien au
publicain. Il suffit de quelques pas intérieurs, il suffit de modifier son
regard. Mais c'est déjà changer d'humanité et changer de Dieu !
Changer
d'humanité ! Car, en nous-mêmes, que de
manières de s'isoler, de regarder de loin le reste des hommes ! Celui qui se
met à distance des hommes est déjà loin de Dieu. Prier, c'est d'abord recevoir
en soi le monde entier, s'avancer vers Dieu avec tous les hommes dans son cœur,
se mettre "dans l'axe de la misère humaine". Que serait la prière de
quelqu'un qui oublierait tant de drames sanglants de par le monde, tant
d'injustices et de souffrances à côté de nous, tant de grandeur, de fragilité
et de misère dans notre humanité ? Est-il
possible de prier sans entendre la voix de Jésus : "J'ai eu faim, soif,
j'étais malade, en prison". Prier, c'est d'abord être avec tout le monde.
Car Dieu, depuis l'Incarnation, habite la foule des hommes. Prier, c'est partir
en humanité. Et conséquemment peiner pour changer l'humanité, autour de nous et
en nous.
Et c'est
aussi changer de Dieu !
Car la manière dont l'homme traite l'homme atteint Dieu, et la manière
dont l'homme traite Dieu atteint l'homme. Qui détruit Dieu détruit l'homme et qui tue l'homme tue Dieu. Le pharisien,
établi loin des hommes, dressait devant lui l'image d'un Dieu qui lui
ressemblait : Dieu n'était pour lui qu'un "détour" pour ne pas sortir
de lui-même.
Quel Dieu
nous donnons-nous lorsque nous prions ? Pas facile de répondre ! Mais
n'oublions pas le mot terrible d'un écrivain : "J'ai cessé de croire en Dieu le jour où j'ai rencontré un homme
meilleur que lui".
Prendre le
sentier de la prière, c'est percevoir que Dieu est autre que l'image de Lui que
nous secrétions nous-mêmes. Prier, c'est consentir à la mort du dieu que nous
avions habillé de notre propre image.
Oui,
prier, c'est "dangereux". La
prière est un combat à mort. Il faut que quelqu'un meure. Si l'homme tente
d'y maîtriser Dieu, de le ramener à lui: il y tue Dieu et son humanité.
Ou bien,
c'est l'homme qui accepte de mourir, pour se prêter à l'invasion des hommes, à
l'invasion de Dieu.
Sans mourir, nous ne pouvons ni voir Dieu ni aimer
les hommes. Le combat de Jacob avec l'ange ne cesse pas dans la nuit de
l'histoire. La prière est cette aventure de mort et de vie entre les mains de
Dieu. Péguy le disait bien : ce qui fait le chrétien, ce n'est pas l'étiage, le
niveau de vie morale…, ce qui fait le chrétien, c'est qu'il donne la main.
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