lundi 30 septembre 2019

Abîme entre ciel et terre

26e Dimanche 19/C –

A lire superficiellement cette parabole de l'évangile, on pourrait conclure tout sim­plement : l'homme riche a eu tort de ne pas porter secours à La­zare !
Mais vous sentez bien que Jésus n'aurait pas ra­conté cette longue parabole tout simple­ment pour nous recommander de faire l'aumône aux mal­heureux. Elle doit avoir une autre signification.
             
Je pense que l'une des phrases-clés de ce récit est celle-ci : « Un “grand abîme” a été mis entre vous et nous ».
Et qui l'a mis ce grand abîme ? -  Peut-être bien le riche lui-même.

Car le vrai Dieu, c'est le Dieu de l'Alliance, c'est-à-dire le Dieu qui a voulu combler la distance infinie qu'il y avait entre lui et ses créatures humaines.  Dieu nous aime, il veut s'unir à nous. Mais, respectant notre liberté, il nous appelle
à nous unir à lui
à nous unir entre nous dans l'amour mutuel.

Le vrai Dieu, c'est donc le Dieu
qui s'est fait proche des hommes,
qui est venu dresser sa tente au milieu de son peuple,
qui a voulu ainsi abolir toute distance, tout abîme entre lui et ses créatures, - et entre ses créatures -.
             
La mission de Jésus, ce fut de réaliser cette Al­liance. Comme dit St Jean, il est venu rassembler, unir en un seul corps tous les enfants de Dieu dispersés. L'œuvre de Jésus fut essentiellement une “œuvre de rassemblement”, une “œuvre de communion ”.

Et la mission de l'Eglise doit continuer celle du Christ : conduire le monde vers l'unité parfaite, vers l'union, la communion en Jésus-Christ.
N'est-ce pas le sens de toute Eucharistie ?  Ainsi, en chaque Eucharistie, nous prions : Fais Seigneur "qu'en prenant part au Corps et au Sang du Christ, nous soyons rassemblés par l"Esprit Saint en un seul corps !".

Il est important de nous rappeler sans cesse, quelles que soient nos richesses matérielles, intellectuelles, spirituelles - et autres -,
que nous sommes
unis comme les membres d'un même corps,
unis par une même vie qui fait de nous des frères et des sœurs,
unis entre nous et unis avec le Christ, dans une communion de cœur et d'esprit toujours plus profonde. Et ainsi nous devrions pouvoir ensemble appeler Dieu : "Notre Père" !
             
Or, Jésus constate que l'un des grands obstacles à cette œuvre de rassemblement vient de l'amour de l'argent, des richesses, du souci exclusif du confort, du bien-être…, et que sais-je encore. Alors que Dieu est le grand Rassembleur, l'argent est le grand diviseur.
             
Et cela, nous pouvons le constater chaque jour nous aussi. La recherche perpétuelle du gain, du confort, du bien-être, nous rend plus ou moins sourds aux appels des autres, aveugles sur leurs besoins, nous rend étrangers et même hostiles les uns aux autres. L'amour de l'argent, d'un bien quel qu'il soit, ne serait-ce qu'un faible savoir, donne très facilement un complexe de supériorité par rapport aux autres ; on en vient à les "éclabousser" sans même en avoir conscience; on est fier de soi, on s'estime au-dessus des autres. Il n'y a plus alors d'amitié possible, ni d'esprit fraternel.
             
Oui, l'amour de l'argent ou d'une richesse est le ‘grand diviseur’ au point que, pour Jésus, c'est un peu comme un ‘anti-Dieu’ :  "Vous ne pouvez pas servir en même temps Dieu et l'Argent !".
             
Regardons de près le riche de la parabole ! Peut-être n'avait-il jamais remarqué l'existence du pauvre Lazare tellement il était absorbé par ses propres affaires, son métier et ses soucis, par sa richesse qu'elle soit intel­lectuelle, morale ou spirituelle…

Inconsciemment, il vi­vait enfermé en lui-même, dans son avoir; c'était son univers. Un abîme le séparait du reste du monde. Et cet abîme qu'il avait laissé se creuser entre lui et les autres, était en même temps un abîme creusé entre lui et Dieu.

Ce n'est pas Dieu qui l'a condamné ; Dieu n'a fait que prendre acte de cette distance infranchissable que cet homme avait laissé s'établir entre lui et les autres, entre lui et Dieu, trop rivé qu'il était sur ce qu'il avait.
             
N'est-ce pas dramatique de voir un tel homme en­fermé à ce point dans sa “bonne conscience”, alors qu'il connaissait "Moïse et les prophètes", c'est-à-dire la loi de Dieu qui est amour ?

Pour nous chrétiens, la loi de Dieu, le Christ nous l'a fait connaître. C'est pourquoi l'Evangile revient si souvent sur l'esprit de pauvreté qui est l'antidote de la course à l'argent, à la richesse, la course à son unique satisfaction.
             
Le but de l'esprit de pauvreté, ce n'est pas de pra­tiquer l'ascèse, le sacrifice, de s'abstenir de tout sa­voir etc.., c'est de supprimer ce qui divise les hommes, qui les dresse les uns contre les autres, qui attise les haines, les jalousies, la violence et les guerres, tout ce qui creuse un ‘abîme’.
             
Vivre en esprit de pauvreté, c'est ouvrir sa porte afin de permettre la fraternité entre les hommes ; ac­cueillir l'autre, non pas pour lui faire l'aumône, mais pour le traiter en frère, en ami.
             
Cet esprit de pauvreté qui ouvre toutes les portes, le Christ lui-même nous en a donné le meilleur exemple. Il était le "frère universel", toujours accueillant, sans prétentions, simple et humain avec tous. "Lui qui était de condition divine, il n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu, mais il s'est dépouillé, pre­nant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes" (Phil. 2.6)

Les premiers chrétiens avaient si bien com­pris cela qu'ils avaient essayé de mettre en commun tous leurs biens. A partir du moment où il n'y a plus parmi les hommes le complexe de pauvreté  ni l'orgueil de la richesse qui creusent entre eux comme un "abîme", une véritable fraternité peut grandir.

Et nous : comment être “pauvre” aujourd'hui, quels que soient notre milieu social ou notre profession ?  
Il ne s'agit pas de nous priver du nécessaire, ni de partir vivre au désert. Il s'agit plutôt d'avoir quelques convictions très simples : ce qui fait la valeur d'un homme, ce n'est pas ce qu'il possède, c'est son esprit de service et d'amour fraternel. Celui qui met sa joie à partager et à accueillir fraternellement l'autre, surtout celui qui a moins, on peut dire que son cœur commence à battre au même rythme que le cœur de Jésus.
             
Nous avons tous à nous sur­veiller. Il nous faut passer au crible notre style de vie, nos préjugés sociaux, nos réactions spontanés, nos goûts instinctifs, pour y déceler l'orgueil qui s'y cache et qui risque de nous couper des autres, de fabriquer inconsciemment des "abîmes" !

Il ne s'agit pas d'abord de ‘faire du social’ - ce qui est une nécessité -, il s'agit de pratiquer l'Evangile qui recouvre le social. Il y aura toujours de gens qui possède plus que les autres. C'est normal à condition que tous aient le nécessaire pour vivre correctement. Mais je veux dire que s'il y a des riches qui écrasent les autres, il y a également  qui vivent l'esprit de pauvreté ; et s'il y a des pauvres qui sont dans une misère inadmissible, il y en a également qui ont un esprit de richesse.

Tous, nous avons à revenir à l'essentiel : ne pas mettre d'obstacle à la fraternité ; ne pas creuser d'abîme entre nous et les autres  ; avoir le souci de préparer le ‘Royaume’ où le Seigneur accueil­lera tous les "Lazare" du monde et tous ceux qui auront lié solidarité avec eux.
Sommes-nous de ceux-là ?              

dimanche 22 septembre 2019

L"argent ! ! !


25e Dimanche T.O. 19/C

Comme chacun d'entre nous, Jésus "a eu affaire" avec l'argent !
D'abord, il en a eu besoin : il a donc accepté d'en recevoir, est-il écrit, d'un groupe de femmes qui le suivaient partout (Lc 8/3).
Il en a aussi distribué en aumônes, par la main de son intendant attitré que semble avoir été Judas (Jn 13/29).
Un jour, il a même voulu faire un miracle pour payer l'impôt au fisc impérial (Mt 17/26).
A ses yeux, semble-t-il, l'argent, en soi, n'était pas le péché. Ni plus, ni moins.

Mais comme chacun de nous aussi, Jésus a expérimenté le caractère ambigu de l'argent.
Il avait tout de suite discerné que les deux sous que donnait une pauvre veuve pouvait valoir infiniment plus que les espèces sonnantes de quelques riches orgueilleux (Mc 12/43).
Bien plus, l’annonce du Royaume de Dieu s’était, en quelque sorte, heurté au mur de l'argent : le mur qui s’était dressé, par exemple, entre lui et le jeune homme riche, au moment où il l'avait appelé à le suivre sans conditions (Lc 18/23).
Et Jésus finira lui-même par succomber à cause de l'argent, victime de la cupidité de l'un de ses propres disciples, de celui-là justement qui avait à gérer l'argent du petit groupe des disciples, celui qui trahira par cupidité pour trente deniers (Mt 26/15).

De cette ambiguïté foncière de l'argent, Jésus a gardé à la fois de bons et de mauvais souvenirs ; ces souvenirs se reflètent aujourd’hui dans l'évangile.

Il y a d'abord la parabole de l'intendant.
Cet intendant est plus avisé que malhonnête, Quoique, bien sûr… ! Dans sa gestion, il avait surtout fortement exagéré, en vendant les biens de son maître, la taxe, si je puis dire, qui lui revenait légitimement en tant que régisseur d’un grand domaine. La réputation de factures surévaluées courait de village en village. Et le maître du domaine avait été sans doute grandement agacé de voir son régisseur devenir aussi riche que lui-même. Aussi s’apprête-t-il à le congédier.

Apprenant cela, cet intendant réduit spectaculairement sa marge de bénéfices légitimes (il était plus voleur que malhonnête) afin de mieux assurer son avenir. Il s’assure, en quelque sorte, les bonnes grâces de certains débiteurs, pour le moment de sa disgrâce. Il est beaucoup plus habile, finalement, que foncièrement malhonnête.
Voilà pourquoi Jésus loue cet intendant peu délicat certes, pour engager ses disciples à être aussi rapides et intelligents en vue d’acquérir un autre trésor, celui du Royaume de Dieu : “Faites-vous des amis avec le malhonnête argent afin qu'au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous reçoivent dans les tentes éternelles”.

Et Jésus semble insister : la situation est urgente, ne restez pas assis entre deux chaises, et dépêchez-vous de prendre les moyens pour entrer dans le Royaume de Dieu qui est là, imminent. Soyez aussi malins et rapides que ce monsieur -simple régisseur, sommes toutes -, dont on a tant parlé !

Et Jésus continue par une phrase un peu pessimiste : “Les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière”.
Et puisqu'il s'agit d'argent, c'est le moment de s'apercevoir qu'on n'entre pas encombré dans le Royaume de Dieu : il faut faire le pas et partager généreusement. C'est la vraie manière de gérer l'argent et d'être digne de confiance pour Dieu.

Oui, finalement, aux yeux de Jésus, il n'y a qu'une seule façon de "sauver" l'argent : c'est de le partager. Jésus n'est dur que pour ceux qui se font les serviteurs et les esclaves de l'argent, ceux qui l'amoncellent pour eux seuls. Il en a tant de fois fait l'expérience : l'argent peut facilement devenir un mur entre Dieu et les hommes. Or, “nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent”. Tôt ou tard, un choix s'impose, pour que l'argent puisse fructifier en vue de Dieu et en vie éternelle : “Vendez vos biens, dit Jésus en un autre endroit, et donnez-les en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s'usent pas, un trésor qui ne vous fera pas défaut dans les cieux, où ni voleur n'approche, ni mite ne détruit”. Et Jésus ajoute : “Car, où est votre trésor, là aussi sera votre cœur(Mt 6/19-21).

Cette dernière précision citée par St Matthieu lève l'embarrassante ambiguïté qui s'attache à l'argent. Dans ce domaine, tout est finalement affaire de cœur : “Où est ton trésor, là aussi sera ton cœur”. C'est comme si, par le biais de l'argent, de cet argent dont chacun de nous dispose, Jésus nous interrogeait : “Mais où donc est ton vrai trésor ? Où donc est ton cœur ? Qu'as-tu choisi en vérité ? Et si tu penses m'avoir choisi, moi, jusqu'où va ton choix ?”.

Rien d'étonnant alors si Jésus fait du renoncement à ce que l'on possède la condition pour être vraiment son disciple. Tôt ou tard, Jésus nous demande ce partage, celui de nos biens matériels ou spirituels, sous une forme ou une autre. Tôt ou tard, mais uniquement par amour pour lui, pour Dieu ! Parce que, en dehors de lui, nous n'aurons plus d'autre trésor.

En rassemblant ici des paroles que Jésus a sans doute prononcées en des occasions diverses, Luc les faufile subtilement sur les thèmes de l'argent, de la confiance, du partage, du service exclusif d'un maître. D'où l'impression que le régisseur est prsenté tantôt comme un modèle, tantôt comme un malhonnête gredin. C’est que Luc veut illustrer une seule idée : pour suivre Jésus, il faut être libre par rapport à l'argent, savoir le partager ou du moins le faire fructifier en faveur des frères d’un même Père, celui des cieux, afin de n'avoir pour maître que Dieu seul.

lundi 16 septembre 2019

La Paternité


23e Dimanche du T.O. 19/C

A travers la parabole de l'évangile, méditons quelques instants sur la paternité, compte tenu, bien sûr, que la maternité ne peut pas en être dissociée. Je crois que c'est en pénétrant profondément ce qu'est la paternité qu'on peut comprendre la hauteur, la largeur et la longueur et la profondeur de l'amour du Christ qui dépasse toute connaissance.

Qu'est-ce que c'est que d'être père ? (et par analogie d'être mère ?) Au début, quand on a des petits enfants, c'est la ma­man qui, pour cet âge-là, s'en occupe surtout (même si, aujourd'hui, le rôle du père a quelque peu évolué !).
Le Père, lui, souvent assez gauche, ne sait pas très bien où "se loger". Dans beaucoup de familles encore, le jeune papa a surtout le rôle de "ministre des finances" et de "gendarme auxiliaire" : "Tu vas voir ça quand Papa va rentrer…!"… 

Puis les enfants grandissent; et tout peut changer ! Un jour quelqu'un m'a dit : "Oh !, vous savez ! Avant trente ans, on a des enfants ; c'est après trente ans qu'on est père !". C'est sans doute un peu vrai. La paternité, je l'ai un peu découverte au travers d'un certain nombre d'hommes et de choses - et aussi à travers la paternité spirituelle -. Et je l'ai surtout découverte à travers la "Parabole de l'enfant prodigue", et que j'appellerais plus volontiers "Parabole du Père de l'enfant pro­digue".


"Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père… … etc …… Vite, apportez la plus belle robe et l'en revêtez, mettez-lui au doigt un anneau et des chaussures au pied…".

Oui, cette histoire, nous la connais­sons ! Et bien, méditons-la, parce qu'elle peut nous permettre de percevoir ce qu'est réellement un père, tel que nous pouvons le découvrir jusque chez notre Père du ciel, en médi­tant
- l'attitude du père pendant la tentation du fils,
- l'attitude du père pendant le départ et la chute du fils,
- et l'attitude du père au moment du retour du fils.

Ce sont là trois images de la paternité qui cor­respondent profondément à toute paternité…, à "toute" paternité. On dira : "Nos enfants ne sont quand même pas tous des "enfants pro­digues" !".  Oh ! Mais bien sûr que si !

Car le problème de la paternité, c'est justement que nous avons des enfants qui ont une li­berté, et que, sans exception, tous nos enfants, - ceux que l'on a dans le mariage selon la chair, ou ceux que l'on a selon une paternité intellectuelle, spiri­tuelle ou autre… -, tous ces enfants sont (plus ou moins, je vous l'accorde) des "enfants prodigues".

Car, par définition, ce qui caractérise l'enfant dans sa relation avec le père, c'est que sa liberté "patauge", c'est qu'il doit lutter contre ses passions. C'est que, sans aucune exception, chacun de nous est pécheur; et, par conséquent, il faut que nous arrivions à travers tous ces "pataugeages" à monter, à faire monter - et je dirais "de chute en chute" ! La Bible le dit à chaque page! - … 

Et le père, il est là, il doit être là pour aider à cet ascension. Mais comme c'est difficile ! C'est là où les trois images de la paternité, à travers cette para­bole, sont si fécondes et si riches.

Il y a d'abord le père au moment de la tentation du fils ! Ce fils, il en a assez ! Il est dans la ferme depuis vingt ans, il travaille avec son père; mais il rêve ! Bien sûr qu'il rêve, comme on rêve quand on a vingt ans… Il rêve d'aller à la ville, il rêve comme on dit de "faire la noce"; il rêve d'amour, il rêve de tendresse, il rêve de plaisir, il rêve de jeux…  

Mais il y a le travail des champs, monotone, qui re­commence toujours. Et puis il y a son père qui, bien sûr, est plein de sagesse; mais justement, il est trop sage… ! Alors, il y a des moments où il n'en peut plus, où il rêve de partir. Mais il n'a rien; il n'a pas d'argent; il ne pourra pas aller très loin… Alors, il y a des mo­ments où ça l'énerve de penser que son père a tout cet argent; et lui, rien, rien !!  
Et comme il n'a pas encore pensé, au poids du travail, au poids du jour, au poids de la souffrance, mais qu'il ne sait qu'une seule chose : "il veut "jouir" de la vie", alors il veut de l'argent, il veut de la puissance. Et un jour, tout énervé, dans un af­freux courage - il s'y est peut-être repris dix, vingt fois -, il arrive vers son père dans cette espèce de cuisine de ferme, et lui dit tout de go : "Père, donne-moi ma part d'héritage !".  Son grand mot est lâché ; et il est peut-être comme les enfants, quand ils ont dit une grosse sottise, ils regardent ce qui va se passer.

Et pendant tout ce temps où il remâchait son "affaire", on peut penser que son père, lui, il sentait bien ce qu'il y avait dans le cœur de son fils. Il le voyait bien debout, le long du mur, la tête baissée sur la poitrine, pas content, "rechignant". Il le voyait bien rêver… Il avait eu vingt ans lui aussi ! Et on peut penser que dans son cœur, il souffrait et priait. -

Mais c'est au moment où le fils arrive et lui dit : "Donne-moi ma part d'héritage" que l'image du père en face de la tentation du fils prend toute sa dimension, parce que ce père, normalement, il aurait pu avoir toutes sortes de réactions plus violentes les unes que les autres.
- Il aurait pu lui dire : "Dis donc, mais cet argent, il n'est pas encore à toi; c'est un héritage. Je ne suis pas mort… C'est à peu près comme si tu venais me dire : "Tu n'en finis pas de… hein…; alors arrangeons-nous à l'amiable". Non ! le père ne dit pas cela.
- Et puis, il aurait pu lui dire aussi : "Mais cet argent, qu'est-ce-que tu vas en faire ? Tu vas le dépenser dans une vie de débauche ! Par conséquent, pas question !" Mais là, il aurait préjugé des actes de son fils.
- Il aurait pu lui dire encore : "Mais cet argent, on en a besoin pour ici !". Et c'était vrai d'une certaine ma­nière. C'était une sécurité. "Par conséquent, si je te le donne, tu nous en prives, ton frère et moi".

Or, l'Evangile ne dit rien de tout cela. Il indique simplement ; "Et le père leur partagea son bien". Il sort des sacs contenant des ta­lents d'argent probablement, à l'époque, en disant : "Tiens, voilà!" - Et on se pose la question : pourquoi fait-il cela ? Pourquoi donne-t-il cet ar­gent ? C'est imprudent ! Ce n'est pas juste ! Et pourtant, il donne cet argent !

C'est que au moment où le fils prend le sac, le met sur son épaule, passe la porte et s'en va, on peut penser que dès ce moment-là, il y a quelque chose de triste dans le cœur du fils. Il espérait que son père se révolterait, que son père se durcirait. Alors là, il était "prêt à la bagarre" ; il était prêt même à l'insulter, tellement il en avait gros sur le cœur de son désir refoulé.
Et le père ne dit rien ! Il donne ce qu'il de­mande ! Alors, il y a en lui comme une espèce de peine infime, non exprimée, mal analysée: "Pourquoi est-il si bon? Pourquoi fait-il cela ?"  Et on peut penser que lorsqu'il part avec son argent, en lui il y a déjà quelque chose qui pleure, parce qu'il a deviné ou senti que ce père attachait plus d'importance au respect de sa li­berté qu'à l'argent qu'il lui donnait. Parce qu'il a senti que son père avait fait cela dans une pénétration d'amour qui lui permet de rejoindre le respect de la li­berté de son fils. Parce qu'il aime son fils, c'est-à-dire la volonté libre de son fils. Et il va jusqu'à laisser cette volonté libre faire ses "expériences", mais de telle sorte qu'elle puisse bien "s'en tirer".
Et déjà on commence à sentir ce qu'est l'amour d'un père quand son fils s'en va avec son sac de talents sur l'épaule et que le père est là un peu triste. Le Fils s'en va, mais déjà un peu sauvé, parce que lui aussi un peu triste. Le Père avec la joie dans la tristesse de savoir qu'il est en train de gagner; et le fils avec de la peine dans sa gaieté, parce qu'il sent qu'il n'est pas bon et qu'il a rencontré l'amour.

Et alors, il y a la deuxième image, l'image de ce père pendant le départ de son fils.
Ça y est; il est parti. Alors, que fait-il, ce père ? Je crois qu'il fait trois choses : il se tait, il souffre et il prie.

Il se tait : le silence du père ! Imaginez que le père ait parlé. Imaginez qu'il se soit répandu chez les voi­sins, chez les amis des environs, et qu'il ait dit : "Quand même ce petit, après tout ce que j'ai fait pour lui, partir, prendre cet argent…, ah ! Qu'il ne revienne jamais à la maison !". L'amour propre humilié fait cela ; l'amour propre blessé fait cela. Mais il l'aime ; et s'il avait fait cela, un jour que le fils serait passé à proximité, incertain de ce qu'il allait faire, il y aurait certainement eu un voisin - parce que le diable est assez habile pour cela - pour dire au pe­tit : "Surtout, ne vas pas plus loin ; ton père a dit cent fois depuis que tu es parti : “Ah, qu'il ne remette pas les pieds ici après ce qu'il a fait!”. C'est déjà diffi­cile de venir demander pardon ; mais quand on est sûr d'être reçu à coups de pied…, on n'insiste pas. - Mais le père se tait. Il laisse toutes les portes ouvertes; toutes les routes libres pour le retour.

Et non seulement il se tait, mais il souffre. Cela, on peut en être certain. La parabole le crie. Et cette souffrance est une souffrance efficace. Quand l'enfant était petit et qu'il tombait, le père le ramassait ; et le poids du corps, il le portait dans ses bras, parce qu'il faut bien qu'une chute quelqu'un la porte. Là, c'est une chute morale, là encore c'est le poids de la chute du corps, la chute spirituelle de son fils, la chute morale de son fils qu'il faut qu'il porte ; et il la porte dans son cœur qui est blessé et par moment broyé : parce que pendant vingt ans, il a essayé que ce garçon soit quelqu'un d'épatant, et puis aujourd'hui, c'est 'trahi', c'est 'cassé', c'est 'abîmé'. Mais il ne désespère pas ; il ne désespère jamais.

Car non seulement il souffre, mais il offre sa souffrance, car il pense que sa souffrance compense la chute de son fils, comme autrefois ses bras ont com­pensé le poids du petit corps qu'il relevait. Et alors, non seulement il se tait, non seulement il souffre, - et sa souffrance est rédemptrice -, mais encore il prie. Il prie, il demande au Seigneur le retour du fils ; et il le demande dans une espérance totale. Dans une espé­rance qui sait qu'elle ne peut pas être déçue. Car il y a une notation dans l'Evangile qui indique avec une éton­nante précision: "Du plus loin qu'il l'aperçut…".

C'est donc qu'il l'attendait. Il l'a at­tendu pendant des mois, des années peut-être. Il l'attendait; et probablement, tous les jours, il allait au bout du chemin dans l'espoir qu'un jour il le verrait arriver. Dix fois, quinze fois… et plus, il a pensé le re­connaître…; et ce n'était pas lui ! Vous savez, quand on attend quelqu'un, c'est souvent comme cela !
Un beau jour, il est venu ! Un beau jour, de loin, il s'est dit : "Cette fois, c'est lui, et son cœur a battu. Alors, l'autre, le "petit gosse" préparait son "Père, j'ai péché contre le ciel et contre toi…". Et le Père, lui, son cœur bat. Ils se rapprochent l'un de l'autre… Evidemment, le fils a un peu "forci"; il a un peu changé. Et quand il est à quelques pas, alors ce père qui a gardé pour lui toute la peine, qui a su se taire, qui a su souffrir et offrir, alors, il est complètement incapable de garder pour lui sa joie. Et alors, il se jette au cou de ce fils, et pendant que le fils balbutie : "J'ai péché… ", l'autre l'embrasse, le couvre de baisers, appelle les serviteurs, fait mettre la table, parce que c'est gagné. Parce que la paternité, elle est dans le cœur. Elle donne sans chercher à recevoir. Et elle gagne, parce qu'elle est toujours espérance dans la liberté pécheresse des enfants.

Je le crois vraiment: il y a beaucoup de mères sur la terre, et beaucoup de femmes qui sont vraiment mères, celles qui ont des enfants et celles qui n'en ont pas mais qui sont profondément mater­nelles.
Mais nous manquons d'hommes qui soient vraiment paternels. C'est la grande crise de notre époque. Tout le monde veut être frère ! Oui, bien sûr! Mais nous manquons de pères !

La crise du sacerdoce est une crise de paternité spi­rituelle.
La crise de la famille, c'est une crise de la paternité dans la famille.
Même la crise politique, d'une certaine manière, c'est aussi une crise de la paternité.
Je crois que notre époque a besoin de méditer cette parabole, très profondément, de se configurer sur le père de l'enfant prodigue, d'accepter que la li­berté des fils et des filles "patauge", de ne jamais se durcir, de les aimer à travers les échecs de leur li­berté, de les rejoindre dans une espérance intacte, quel que soit le degré de la chute, et puis de les ac­cueillir, tôt ou tard, en sachant que le jour où il y aura assez d'hommes paternels, assez de femmes mater­nelles - car il va de soi que la maternité est analogue, sous d'autres rapports, à la paternité -, alors, le monde sera meilleur.

Voyez! Je crois qu'aujourd'hui on met trop l'accent sur la fraternité. Dans la fraternité, on veut un amour d'échange, et on supprime par le fait même l'amour de surabondance, celui qui donne plus qu'il ne reçoit. Et ce n'est pas étonnant alors que dans une société qui veut trop uniquement la fraternité il y ait un esprit de revendication, car on surveille tou­jours si son frère a quelque chose de plus que soi. Tan­dis que quand on est père, on se réjouit toujours quand ses enfants ont quelque chose de plus que soi. Et quand ils n'ont pas plus que soi, on le leur donne!

L'amour n'est pas compatible avec l'esprit d'égalité. Car si l'amour c'est l'échange, le plus grand amour c'est celui de Jésus en croix, celui qui di­sait : "Pierre, celui qui me voit, voit le Père", et celui qui disait à ses Apôtres : "Mes petits enfants".

dimanche 8 septembre 2019

Le véritable amour


23e Dimanche du T.O. 19/C

St Luc nous montre toujours Jésus sur la route, celle qui conduit vers Jérusalem où il va être condamné à mort et où il ressuscitera.

On voit très bien la scène : Jésus marche en tête, résolument, comme l'a dit St Luc précédemment. Il marche en tête puisqu'il doit se retourner pour s'adresser à ceux qui l'accompagnent.
Ceux-ci nous sont présentés de manière un peu emphatique, comme formant "de grandes foules". C'est que pour l'évangéliste, il n'est plus question seulement de ceux qui, ce jour-là, cheminaient avec Jésus, mais de tous les hommes et de toutes les femmes qui, au cours des siècles, attirés par le Christ, se sont mis à marcher à sa suite, de nous-mêmes, par conséquent.

Jésus est devant. Et, se retournant, il accuse la distance qui nous sépare encore de lui. Regardant cette foule, nous regardant, il semble nous poser cette question : "Parmi ces volontaires, combien de velléitaires ? Combien me suivront jusqu'au bout ? Combien, devant les difficultés de la route, devant tel ou tel orage qui surviendra, seront capables de faire face avec moi ?" Grande et actuelle question !   Et on conçoit que Jésus sente le besoin de nous avertir des exigences que comporte l'état de disciples.

Mais est-il possible que Jésus, "l'Amour de Dieu incarné" ait osé avancer de telles exigences qui nous sont signifiées aujourd'hui ? "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple".

Cette déclaration a évidemment bouleversé bien des générations de croyants. Et les exégètes nous expliquent que le mot "haïr" n'est pas à prendre dans le sens fort que lui donne notre langage habituel. La langue hébraïque est une langue pauvre. En particulier, elle ne possède pas de comparatif. "Haïr" signifie souvent "aimer moins".
Dans notre texte, il s'agit par conséquent d'une préférence à accorder  au Christ : "Si quelqu'un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme…, il ne peut être mon disciple".
Nous devons préférer le Christ à ceux que nous aimons le plus. Et quelquefois, cet amour de préférence, cet amour exigeant du Christ pousse à quitter la famille pour un service plus total du Seigneur. C'est le cas de toute vocation religieuse, sacerdotale. Les exemples sont multiples et divers : St François de Sales et Ste Jeanne de Chantal, par exemple, les missionnaires – tel Siméon Berneux - qui, autrefois surtout, partaient pour vingt, trente ans.

Mais si nous réfléchissons plus profondément à cette parole de Jésus, si déconcertante à première vue, nous comprendrons que "préférer le Christ" à nos proches nous amène, non pas à les aimer moins, mais à les aimer mieux.
En effet, nous sommes pécheurs et le péché nous met dans l'incapacité d'aimer comme il faut, d'établir des relations d'amour absolument réel, vrai, sincère avec les autres. Car si le péché nous sépare de Dieu, il nous sépare aussi de nos frères. Nous ne savons pas aimer comme il faut, parce que notre égoïsme, notre amour propre, nos intérêts dénaturent nos amours. Trop souvent, sous prétexte d'aimer les autres, c'est nous-mêmes que nous aimons.
         
Or, le Christ n'entend pas supprimer nos amours humaines. Il veut les purifier, les transformer, les sanctifier. Lui-même n'a pas exclu de son affection sa mère et sa parenté. Mais il a intégré ses affections dans le mouvement global d'amour qui le portait vers le Père. Un fleuve, pour aller vers la mer, n'exclut pas ses affluents ; au contraire, il s'en augmente. - A condition que notre cœur soit profondément tendu vers Dieu, comme le fleuve vers la mer, nos affections humaines peuvent agrandir et intensifier notre amour pour Dieu.
         
La question est de savoir si les affections que nous donnons ne se perdent pas dans le périssable ou si celles que nous recevons n'abîment pas notre cœur. "Préférer le Christ", cela revient alors à dire qu'on choisit d'accueillir dans son cœur ce que le Christ accueille dans le sien.
         
Dès lors, "porter sa croix et marcher à la suite du Christ", c'est. accepter de vivre le mystère de mort et de résurrection du Christ, en s'arrachant à sa mauvaise manière d'aimer pour apprendre du Seigneur, par une transformation de soi-même, à aimer véritablement.

Et nous avons, dans la lettre de Paul à Philémon (2e lect.), un exemple de la transformation  dans les relations, opérée par la foi au Christ
Onésime, un esclave de Philémon, s'est enfui. Il a rencontré Paul qui l'a initié à la foi. Onésime croit ! Et Paul le considère comme son frère et il écrit en ce sens à Philémon. Il lui demande de pardonner à Onésime et même de le libérer au nom d'une nouvelle relation qui doit s'instaurer entre eux à cause de la foi commune qui les anime désormais. Les circonstances nouvelles doivent leur faire découvrir que, dans le passé, ils se haïssaient… et que, grâce à l'action du Christ en eux, ils doivent s'aimer profondément !
         
Pour nous, les applications sont constantes. L'une des plus profondément humaines est l'amour entre époux. Le Sacrement de mariage établit entre les époux un centre d'échange, le Christ lui-même, à partir duquel part la qualité de leurs échanges d'amour ; et ces échanges leur permettent de mieux réaliser ce qu'est l'amour du Christ pour eux, et, par conséquent, de mieux s'aimer.
Pour eux aussi, il y a une manière de vivre leur amour en "préférant" le Christ, en étant "disciples". C'est au cœur de cet amour qu'ils sont invités à consentir au Christ avec la totalité de leur être. L'amour conjugal devient de plus en plus charité, grâce à l'amour du Christ en eux.

Au fond, l'évangile d'aujourd'hui nous invite à faire cette prière : "Seigneur, unifie mon cœur, de sorte que nous mettions en ton cœur tous ceux que nous aimons. Ainsi, nos affections ne seront pas diminuées ou rabaissées par notre amour propre, mais grandies à la dimension de ton amour divin".

dimanche 1 septembre 2019

A la bonne table ! ! !


22e Dim. T.O. 19.C 

Sans doute aurez-vous  ce midi une place à une table. Pas seulement un sandwich que l’on accorde à un mendiant de passage ! Pas seulement, je l’espère, l’assiette d’un solitaire ! Pas seulement un plateau, fut-il copieux, composé au libre-service ! 
Mais une vraie place à table : Quelque chose à manger et quelqu'un avec qui manger !

Jésus ne refusait pas les invitations à dîner, qu'elles viennent de publicains ou de pharisiens, au point que certains s'en scandalisaient  ; on le traitait parfois de glouton et d'ivrogne !
Et remarquons bien : il commence sa vie publique à Cana par un repas de noces et la finit par le repas douloureux, certes, mais étonnamment fraternel du Jeudi Saint.
Plus d'une fois, dans les paraboles principalement, il évoque le Royaume de Dieu comme un banquet où nous serons tous à ses côtés.Et l’un des auditeurs d s’exclamer ! "Heureux celui qui prendra part au festin du Royaume de Dieu !". Il en avait "l »eau à la bouche", si je puis dire !

La table d’un vrai repas est le lieu où la parole accompagne le pain, où les relations entre les personnes sont au moins aussi importantes que le menu qu'on y sert.
C'est un des lieux principaux où l'humanité se révèle en prenant ses distances avec l'animalité. Combien de fois, dans l’enfance et la jeunesse, ne nous a-t-on pas dit : “Tiens-toi bien à table”, c’est-à-dire : tiens-toi comme un homme, une femme et non comme un animal. Et si c'est là qu'on apprend à devenir des hommes, il n'est pas étonnant que Dieu s'y intéresse.

Aussi, Dieu pourrait nous demander :  "Quelle sera votre table tout à l'heure ?"
- Il y a le repas “habitué” des gens enfermés dans leur silence ou désormais fascinés par la télévision.
- Il y a le repas “tendu” où, pour éviter les heurts, on s'interdit toute allusion à la politique ou à d’autres sujets
- Il y a le repas “blessé” parce que certains qui auraient pu y trouver place ne sont finalement pas présents.
- Il y a le repas “calculé” où la gentillesse est affectée, la générosité intéressée, l'amitié hypocritement jouée.

Il n'échappe pas au regard de Jésus le manège de celui qui tente d'approcher les places d'honneur ou celui qui fuit la proximité d'un importun. C’est bien connu !
Lorsque, pour un repas de noces, la maîtresse de maison passe des heures pour établir un plan de table, elle saisit la complexité du tissu humain où l'âge, le sexe, la culture, la situation, les opinions tissent les multiples fils de l'humanité.
Très souvent, avant même que ne soit dit un mot, autour de la table, le respect et le mépris, l'ambition et la timidité, l'amour et la jalousie ont fait leur œuvre. Comme sous une loupe, la réalité de la société des hommes se révèle souvent dans les mondanités d'un repas.

Mais si le repas révèle la petitesse des hommes, il peut aussi révéler la grandeur du projet de Dieu. Il ne faut surtout pas oublier que c'est à un repas que, par le Christ lui-même, nous sommes invités en ce moment. C'est au cours d'un repas qu'il a donné sens à sa vie et à sa mort et, dans chaque repas eucharistique, il nous entraîne dans le don qu'il fait de lui-même. Il nous invite à sa table comme on invite des amis. Il nous invite à partager sa Parole et son Pain. Divinement, il est lui-même l'hôte et la nourriture.   Un repas paradoxal : on semble manger une bouchée de pain et c'est Dieu qu'on rencontre ! C’est Dieu qui vient à nous, en nous, comme si Dieu voulait encore "s’humaniser" par nous !

Certes, chaque dimanche, autour de la messe paroissiale, on retrouve plus ou moins le jeu des repas humains : la quête de certaines places, le choix des voisins, l'invitation refusée, l’étranger remarqué. Certains sont bien présents, mais sans un mot, sans un regard, sans un sourire pour les autres convives ; celui-ci vient avec son ambition  ; celui-là avec sa timidité…  Eh oui ! c'est bien, en ce sens, un repas comme un autre.

Et pourtant, ce repas, déjà, est signe du Royaume de Dieu. Non pas repas funèbre, vigile du Golgotha, mais repas de fête, un repas de noces célébrant, avec le Fils de Dieu fait chair, l'entrée de l'Homme dans la famille de Dieu. La lettre aux Hébreux (2ème lecture) nous le disait : “Vous êtes venus vers Dieu... Vous êtes venus vers Jésus, le Médiateur d'une Alliance nouvelle”.  La médiocrité de nos comportements ne doit donc pas gâcher la splendeur de l'événement

Tous les hommes sont attendus ! Ce n'est pas un repas de privilégiés. Tous, malgré leurs péchés, y ont leur place s'ils ne désespèrent pas de la miséricorde de Dieu. Tous sont espérés, mais qui ira leur porter l'invitation ?  Qui leur dira la route ?  Qui les accueil 

Tous sont invités à entrer dans la fête : alors, qui peut oser faire l’orgueilleux dans cette foule bigarrée ? Qui peut refuser une parole, un sourire, un signe amical au voisin inconnu ?

Jésus l’a fortement affirmé : la place d'honneur n'est pas celle de celui qui préside mais celle du serviteur qui lave les pieds des hôtes. C'est le maître qui sert et le serviteur qui passe à table. Qui peut se plaindre comme un client mécontent ? Qui oserait réclamer des honneurs ?

C'est son Esprit que Dieu nous partage en même temps que le Corps de son Fils. C'est une Jérusalem nouvelle de Justice et de Paix que Dieu a le projet de bâtir à partir du repas d'amour de Jésus.

Certes, la messe de chaque dimanche est encore dans l'histoire et le temps : elle ne rassemble que quelques croyants encombrés de leurs limites. Mais elle dessine et déjà esquisse le Banquet Éternel où nul ne restera sur sa faim, où le vin de la Joie ne sera refusé à quiconque, où toutes les générations de l'histoire portées par la grâce de Dieu s'arrêteront émerveillées devant le chef d'œuvre qu'elles ont  réalisé : le Corps du Christ ! "Si nous savions ce qu’est la messe !", disait le Curé d’Ars. Soyons fidèles à l’invitation du Seigneur.

Et, pour terminer, une dernière réflexion : au cours de ce repas  eucharistique, c’est le Christ qui vient à nous, qui veut prolonger réellement son incarnation. Il vient bien réellement !
Cela étonne au point que certains mettent en doute cette présence du Christ. Pourtant, "rien n’est impossible à Dieu" (Lc 1.37), affirmait l’ange Gabriel à la Vierge Marie au moment de l’annonce de la venue de Dieu en elle. "Y-a-‘t-il rien de trop merveilleux pour Dieu ?" (Gen. 18.14), demandaient les visiteurs divins à Sara (la femme d’Abraham) qui doutait de sa future maternité qu’ils annonçaient.

Dieu continue ses merveilles :
+ Dieu s’est fait homme, homme comme nous "excepté le péché", homme que l’on pouvait voir, toucher, entendre…
+ Arès sa résurrection, il s’est bien montré moult fois, mais il était moins perceptible à nos facultés humaines : il était présent subitement, traversant les murs du cénacle où se trouvaient les apôtres…  Et on ne reconnaissait pas toujours (disciples d’Emmaüs). Bien plus, très nettement, il dira à Marie-Madeleine : "Ne me touche pas !", c’est-à-dire : tu n’es plus capable de m’atteindre désormais comme tu le faisais naguère.
+ Et désormais, il se rend toujours présent à nous, humblement mais non visiblement, sous les apparences du pain et du vin. Les explications théologiques (celle de la "transsubstantiation", par exemple) peuvent aider la raison à appréhender cette présence du Christ. Mais c’est bien davantage la foi qui perce ce mystère, car "rien n’est impossible à Dieu" et "Y-a-‘t-il rien de trop merveilleux pour Dieu ?"

Et, en attendant le banquet éternel, si j’ose dire, passons à table ! Et que notre appétit de Dieu soit grand !